par Romaric Gergorin
Après avoir élaboré une œuvre considérable sur l’envers de l’histoire des connaissances, de la tradition hindou des brâhmanas à la littérature absolue de Baudelaire et de Flaubert en passant par la peinture de Tiepolo, Roberto Calasso s’attaque aujourd’hui à l’inconsistance de notre époque. L’innommable actuel constitue un intitulé on ne peut plus clair et précis pour décrire une civilisation en train de basculer dans une nouvelle ère inqualifiable, titre et ouvrage s’en référant aussi aux intuitions de Kafka.
Au commencement du Château, l’arpenteur K arrive dans un village quelconque calqué sur la bohème de la fin du XIX° siècle. Il se sent, tout comme le lecteur, entouré de forces mythiques innommées. Il y a bien la taverne, la cordonnerie et les boutiques habituelles mais, chose curieuse, il n’y a pas d’église, pourtant d’ordinaire le centre du village. Les étranges villageois qu’il rencontre sont en fait des forces nouvelles, mais qui n’ont pas de noms. Ainsi entrons-nous dans une configuration inédite dans laquelle nous ne savons pas nommer les éléments nouveaux qui nous entourent quand tous les anciens noms ont été dévitalisés. Hérodote le premier écrivit qu’avant que Homère ne les nomme, les dieux grecs n’avaient pas de noms.
Déjà jeune homme, l’érudition de Calasso impressionnait Adorno, lui-même détenteur d’un savoir considérable. Mais ici, le penseur et écrivain italien délaisse la maestria de ses analogies si fertiles pour apporter des éclairages inédits sur l’histoire de la pensée, pour se plonger dans notre monde en gestation, terriblement chaotique et anxiogène. Utilisant ses connaissances glanées dans un territoire opaque et en devenir, celui de l’intelligence artificielle qui s’attelle à conquérir notre espace mental, il dresse de prime abord une cartographie du couple symbolique structurant notre époque : touristes et terroristes.
Avec l’arrivée de la pornographie massive sur Internet dans les années Quatre-vingt-dix, tous les interdits sur la sexualité sautent, tout devient « disponible » et « sans signification ». En réaction arrivent les ultimes terroristes islamistes, ceux qui iraient au-delà du sexe à outrance, dans la mort, la leur entraînant celle fortuite de victimes de hasard. Si dans la sphère virtuelle de la vie numérique tout était permis sexuellement, la suggestion du passage à l’acte dans la mort devenait trop forte, dans une version renouvelée des Hashischins – Secte des Assassins – du Vieux de la Montagne, Hassan ibn al-Sabbah.
La crise du monde moderne
Ces attaques meurtrières contre le monde séculier se veulent des réactions face à son emprise. Calasso revient ici sur cette notion essentielle qu’il développa dans une conférence au Centre Pompidou le 5 juin 2014 : La Superstition de la Société. Nous baignons dans une société dont la seule finalité reste elle-même, excluant tout ce qui n’est pas défini par elle pour elle-même. Notre société séculière, moderne, laïque, rationaliste, matérialiste et sociologisante, ne vise qu’à se reproduire en étant incapable de comprendre ce qui lui est étranger.
Dans les étapes successives de ce basculement vers une sécularisation exclusive existe une borne incontournable, Bouvard et Pécuchet, les Don Quichotte et Sancho Pança de Flaubert. Ces deux larrons de l’encyclopédie n’ont qu’un seul objectif, absorber tout le savoir de tous les domaines, en voulant suivre la société dans son appropriation horizontale de toutes les connaissances. Le fondateur de la sociologie française, Emile Durkheim, fut l’un des plus fervents pionniers de la société comme socle unique définissant tout comme il le proclama avec emphase :
En même temps que la société voit de haut, elle voit au loin ; à chaque moment du temps, elle embrase toute la réalité connue ; c’est pourquoi elle seule peut fournir à l’esprit des cadres qui s’appliquent à la totalité des êtres et qui permettent de les penser.
Cette croyance religieuse d’une société séculière régissant et expliquant tout, évacuait précisément les religions qui allaient désormais être étudiées comme une couche carbonifère ancienne ou un morceau de bois, de l’extérieur et en leur niant toute intériorité. Il s’agissait et il s’agit encore aujourd’hui d’étudier les rouages des faits comme des « fonctions », notamment les fonctions du sacrifice, cet acte essentiel qui traverse le temps jusqu’aux attentats des terroristes islamistes. Non loin du Durkheim apôtre de l’anthropologie fonctionnaliste ayant gagné le combat des idées, son neveu, Marcel Mauss, s’en est distingué en essayant de comprendre la « nature » des faits, notamment la nature du sacrifice. Mais ce ne fut qu’une entreprise isolée dans le grand mouvement de la sociologie du fait social expliquant tout par sa totalité vue comme une surface plane. Simone Weil remarquera ainsi que « sous divers aspects le social est la seule idole ».
Le tour d’écrou numérique
En évacuant la religion qui structura les civilisations pendant plusieurs millénaires, la société séculière moderne rend difficile tout mouvement vers l’inconnu. Calasso y voit le point d’orgue d’un nouveau questionnement métaphysique.
Le sujet séculier devra-t-il se contenter de l’effacement de l’invisible, qui est devenu désormais le présupposé de la vie commune ? Voilà la ligne de partage des eaux. Si l’essentiel n’est pas de croire mais de connaître, comme le suppose toute gnose, il s’agira de s’ouvrir une voie dans l’obscurité, en utilisant n’importe quel moyen, dans une sorte de bricolage incessant de la connaissance, sans avoir aucune certitude sur le point de départ et sans même pouvoir imaginer un point d’arrivée.
Avec l’organisation numérique du monde régentée par l’intelligence artificielle, l’omnipotence de la société hypnotisée par elle-même se déplace dans le virtuel avec une vitesse exponentielle. Le contrôle social par les algorithmes s’attaque désormais à l’intelligence atrophiée par le flot incessant d’informations qu’elle reçoit.
L’information ne tend pas seulement à remplacer la connaissance, mais la pensée en général, en la délestant du poids de devoir continuellement élaborer et gouverner.
Il ne s’agit plus de penser mais d’intégrer toujours plus d’informations, dans un tourbillon amnésique. Dans une surenchère sans fin, après l’absorption de l’intelligence par les algorithmes, l’ultime étape de la conquête digitale demeure l’absorption de la conscience. Mais, face à celle-ci, les scientifiques du numérique férus de transhumanisme achoppent, car ils s’avèrent tout simplement incapables de définir ce qu’est la conscience, avant de tenter de la dupliquer. Certains estiment que la conscience se résume aux valeurs humaines et prônent que les robots puissent lire « tout ce que la race humaine a écrit » pour en extraire « comme un sirop émollient, le suc des valeurs. »
Cette vision orwellienne d’une humanité inconsistante et inerte n’est pas une vue de l’esprit mais résulte de l’actualité d’une recherche scientifique offensive et sans interdits pour imposer le primat du numérique sur l’humain. Cette acceptation hébétée de ce changement d’optique radicale a été rendu possible par une première étape particulièrement retorse du monde digital : la désintermédiation, devenue un processus quotidien de chaque instant effectué par les moteurs de recherche. Il suffit de taper un mot sur Internet pour laisser de côté son libre-arbitre.
Il n’est nul besoin de se référer à Hegel pour savoir que non seulement la pensée mais aussi la perception ne subsistent que grâce à la médiation, donc à travers des ajustements et des compromis continus. Même l’aspiration à la démocratie directe ne relève plus désormais d’une réflexion politique, mais d’un engouement informatique qui, en dépréciant la médiation, finit par déprécier aussi l’immédiateté, à laquelle on n’accède qu’après avoir traversé le réseau des médiations.
Le déclin de l’Occident
Avec ténacité Calasso examine les dernières avancées de la recherche en intelligence artificielle, non sans laisser sourdre une inquiétude peu partagée chez ses confrères philosophes et écrivains – la plupart préférant saluer avec veulerie et ignorance l’esprit du temps nec plus ultra dans le progrès numérique.
Accéder à un ordre du monde en ignorant tout ce qui est extérieur à la société ne peut être qu’une entreprise désespérée.
Cette recherche et cette disponibilité à accueillir l’inconnu étaient déjà ardues avant l’arrivée du monde digital, tant le rationalisme aride du monde séculier dominait. Elle devient impossible pour qui se soumet à cette virtualisation autoritaire dont l’émanation idéale demeure le touriste.
Dans l’observation des touristes où se mêlent un certain embarras et un soupçon de réprobation, c’est l’humanité qui se regarde elle-même et pressent qu’elle a perdu quelque chose. Elle ne sait pas trop quoi, mais elle sait que ce n’est pas récupérable. Quelqu’un a dit qu’avec la démocratie on étend à tous le privilège d’avoir accès à des choses qui ne sont plus là.
En écrivain développant sa pensée par des formes en suspens, après Touristes et terroristes, première partie ardue défrichant l’enfer du temps présent, Calasso revient sur les prémisses de ce monde technologique avec La Société viennoise du gaz, deuxième partie de cette catabase, en exposant et citant les témoins essentiels de la montée aux extrêmes de 1933 à 1945. De la cécité de Gide face à Staline et Hitler au regard perçant et baroque de Malaparte face aux atrocités, un florilège de réflexions édifiantes est tissé, esquissant une vision du naufrage de l’Europe.
En guise de final, Roberto Calasso exhume dans Apparition des tours un texte isolé de Baudelaire qu’il trouva à la bibliothèque Jacques-Doucet où l’auteur des Fleurs du mal décrit une vision prémonitoire de tours en flammes, annonciatrice de l’effondrement du World Trade Center le Onze septembre 2001. C’est un document saisissant qu’il n’aurait jamais pu trouver sur Internet. Les algorithmes n’étaient pas au courant.
L’innommable actuel de Roberto Calasso, est paru aux éditions Gallimard.
Du même auteur nous recommandons son maître livre La folie Baudelaire, l’ouvrage incontournable sur le XIXe siècle français, mais aussi ses autres ouvrages comme K. ou Les Quarante-neuf degrés.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).