Retour au XX°

Le raffinement contemporain de Luciano Berio interprété avec éclat par les Cris de Paris, un concert privé donné par Proust au Ritz en 1907 reconstitué par le violoniste Théotime Langlois de Swarte et le pianiste Tanguy de Williencourt, voici de quoi commencer l’été en musique en parcourant un large spectre des esthétiques du XX° siècle.

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Marcel Proust Concert retrouvé
De gauche à droite : Robert de Flers, Marcel Proust et Lucien Daudet. Otto Wegener, vers 1894. CC Wikimedia Commons

par Romaric Gergorin

Chef d’orchestre et directeur de chœur insatiable, Geoffroy Jourdain dynamise la musique vocale d’aujourd’hui, renouvelant son interprétation par d’étonnantes propositions faites de croisements inédits. Pendant le premier confinement qui fut le plus strict, refusant de se laisser abattre, il suscita le cycle Marginalia, commandes d’œuvres à des compositeurs contemporains intégrant les contraintes des sites de visio-conférences. Ces nouvelles pièces ont été créées en direct par ordinateurs reliés, chaque musicien confiné chez lui interprétant les œuvres derrière son écran relié en réseau à celui de ses partenaires. 

À la tête de l’ensemble vocal les Cris de Paris qu’il a créé en 1998, Geoffroy Jourdain a notamment enregistré en 2017 un disque de créations contemporaines conçues par les italiens Francesco Filidei, Marco Stroppa, Luca Francesconi et Mauro Lanza. Le recueil Melancholia a exploré ensuite en 2018 les madrigaux et les motets composés autour de 1600, moment où la pure jouissance dans la mélancolie profane annonçait une Europe se sécularisant.

On pouvait y entendre la luxuriance épurée des œuvres ciselées de Gesualdo, Pomponio Nenna, John Wilbye, William Byrd. En concert au théâtre des Bouffes du Nord en 2020, les œuvres enregistrées par les Cris de Paris dans Passions étaient revitalisées, redonnant des couleurs expressives à la musique vénitienne de Monteverdi à Caldara en passant par Cavalli. La quintessence de l’expressivité baroque était déployée, quand la musique vocale quittait le domaine religieux pour aller dans un ailleurs indéterminé précédant son basculement vers l’opéra.

Séduction contemporaine

Aujourd’hui Geoffroy Jourdain et son ensemble accompagnés de la mezzo-soprano Lucile Richardot présentent Berio To Sing, captivante monographie revisitant l’œuvre du grand compositeur italien du XX° siècle. Toute sa vie, Luciano Berio s’est attaché à explorer les nouvelles possibilités expressives de la voix, la virtuosité instrumentale, les croisements hybrides des musique populaires avec les musiques savantes. Proche de Pierre Boulez et de Karlheinz Stockhausen, rival de son compatriote Luigi Nono, il se distingue de ces grandes figures de l’avant-garde européenne par une exploration des folklores imaginaires.

Mais ce qui le singularise en premier chef demeure la séduction immédiate qu’exerce sa musique, directement accessible aux auditeurs peu familiers de l’atonalisme et des combinaisons structuralistes du postsérialisme. La Sequenza III pour voix de femme progresse dans une simultanéité de propositions vocales magistralement incarnées par Lucille Richardot qui chante et extravague un poème de Markus Kutter.

Donne-moi quelques mots
pour qu’une femme
puisse chanter une vérité nous permettant
de construire une maison sans s’inquiéter
avant que la nuit tombe

Multiplicité des sources

Interprétés dans sa version chambriste originelle qui fut créée par Cathy Berberian en 1964, les Folks Songs sont un cycle de mélodies inspirées de chansons populaires venant d’Amérique, d’Arménie, de France, de Sicile, d’Italie, de Sardaigne, d’Auvergne et d’Azerbaïdjan. Chaque pièce a été arrangée, harmonisée et orchestrée par Berio qui les a ainsi totalement recomposées. Une poésie d’un grand raffinement surgit de ces délicates miniatures qui expriment des identités imaginaires, multiples racines déterritorialisées s’incarnant en de gracieuses harmonies vocales. À travers ce cycle comme dans Cries of London et dans Michelle II – adaptation de la chanson des Beatles – les Cris de Paris déploient une nouvelle fois leur impressionnante maitrise vocale pour animer l’univers de Berio.

Luciano Berio. Auteur inconnu.
CC Wikimedia Commons

On retrouve dans ces pièces le résultat des multiples recherches du compositeur italien sur la voix humaine, une thématique qui domine son œuvre. « La voix, du bruit le plus insolent au chant le plus sublime, signifie toujours quelque chose, elle renvoie toujours à autre chose qu’elle-même. Elle suscite des associations et porte toujours en elle un modèle, qu’il soit naturel ou culturel. Je m’intéresse à la musique vocale qui imite, et dans un certain sens, décrit ce phénomène prodigieux qui est l’aspect central du langage : le son qui devient sens, même au-delà du sens codifié et conventionnel d’un mot, qui se dégage des mots et des significations et prend d’autres significations, purement musicales. » 

Mais Berio recherchait avant tout une musique pouvant être appréhendée intuitivement, un art accessible à tous en écho aux utopies des années 1960. « Si la musique est une recherche d’harmonie entre le corps et l’esprit, alors cela doit arriver au niveau de la créativité. Mais la créativité n’est jamais abstraite, comme la vérité et comme l’amour, elle est toujours concrète. » 

Seul en son royaume

Pour le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Marcel Proust, Harmonia mundi et la Philharmonie de Paris présentent Proust le concert retrouvé du pianiste Tanguy de Williencourt et du violoniste Théotime Langlois de Swarte. Ces deux jeunes musiciens interprètent le programme d’un concert que Proust donna pour ses amis le 1er juillet 1907 au Ritz devenu son second domicile quand il se lassait de son appartement du boulevard Haussmann. L’insomniaque écrivain avait projeté de donner un récital de Fauré par Fauré, le subtil compositeur de l’intimité musicale étant au summum de ses dilections. Il commence par envoyer des cartons d’invitations à des amis choisis où il n’est question que « d’un certain nombre de suites de Fauré interprétées par le maître lui-même ». Mais voici que le maître se décommande.

Tout étant déjà planifié, diantre, que faire ? Proust modifie le programme au débotté et parvient à faire venir un pianiste renommé, Edouard Risler, accompagné de Marguerite Hasselmans et du violoniste Maurice Hayot. Seront jouées des œuvres de Schumann, Chopin, Couperin, une transcription de Wagner, Chabrier, Beethoven, sans oublier deux œuvres de Fauré. Le 3 juillet, satisfait, Proust écrit à Reynaldo Hahn retenu à Londres, son contentement après cette soirée improvisée. On reconnait son style sinueux dont les circonvolutions sur sa sincérité se déploient même avec Hahn, son premier amant, l’ami de toujours, le compositeur qui lui apprit tout de son art. 

Reynaldo Hahn par Paul Nadar, en 1898.
CC Wikimedia Commons

« Le dimanche à sept heures du soir j’appris par un mot de l’Hasselmans que Fauré avait été pris subitement d’une grave indisposition qu’il ne pourrait présider les concours du Conservatoire etc. J’étais malade je n’avais pas le temps de rien préparer, j’écrivis à Risler un mot lui disant que je lui demandais comme un service de venir jouer, que je lui donnerais les 1000 francs qu’il demandait, mais que même fatigué il me rendrait un grand service en venant, que je le lui aurais fait demander par vous si vous aviez été à Paris, mais que le temps de vous télégraphier à Londres il serait trop tard. Il me répondit par un mot qu’il acceptait. Le lendemain je lui envoyais mille francs et le soir il jouait. Voilà mon Buntchnibuls. Je trouve que Risler a été très gentil. Si vous en jugez autrement, je vous adjure au nom de notre amitié, au nom de Maman qui en eût été vivement contrariée, de ne pas dire un mot à Risler pouvant lui laisser supposer que vous ne trouvez pas qu’il a été parfait. Nous reparlerons de tout cela mais je ne veux pas que Risler puisse croire une seconde que mon attitude de reconnaissance n’a pas été entièrement sincère. » 

Énigmes de la mémoire

Ce récital fut l’occasion pour Proust de continuer d’affiner l’esthétique musicale qu’il allait déployer magistralement dans La Recherche, où la généalogie de l’inventivité chez les compositeurs permet un jeu de miroitement infini, tout en ironie sur l’influence des uns sur les autres. L’expressivité intrinsèque qu’exprime la musique irrigue aussi les sept volumes du roman, avec au summum, la création in extremis du personnage de Vinteuil juste avant la publication de Du côté de chez Swann. Compositeur méconnu, maltraité par sa fille lesbienne, Vinteuil est l’auteur de la fameuse Sonate et du Septuor – œuvres révérées par Swann. La musique de ce personnage malmené par la vie mais héros de la création fut inspirée en partie par celle de Fauré. Celui-ci est interprété avec une ardeur maitrisée par Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt.

Habitués à jouer ensemble, les deux musiciens ont modifiés le programme du concert du Ritz, interprétant ce qu’avait initialement voulu Proust. La Sonate N°1 pour violon et piano, Après un rêve et la Berceuse de Fauré, un Prélude de Chopin, Des Abends de Schumann, Les Barricades mystérieuses de Couperin, un extrait d’une transcription de Tristan et Isolde de Wagner sont joués sur un violon Davidoff de Stradivari de 1708 et un piano Érard 189. Une atmosphère en apesanteur, hors du temps, émane de ces sonorités boisées, le jeu du pianiste et du violoniste faisant de ce moment musical une pure réminiscence proustienne, souvenir révélateur d’un passé introuvable. 

Berio To Sing par les Cris de Paris sous la direction de Geoffroy Jourdain et avec Lucile Richardot. Harmonia Mundi. Marginalia, les créations par support vidéo/internet réalisées par les Cris de Paris pendant le confinement sont visibles sur lescrisdeparis.fr/voir

Proust, le concert retrouvé par Théotime Langlois de Swarte et Tanguy de Williencourt. Stradivari / Harmonia Mundi.

L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru :
Erik Satie (éditions Actes Sud).