par Romaric Gergorin
Issu d’une famille pauvre de Bergame, Gaetano Donizetti, né en 1797, bénéficie enfant des Leçons charitables de musique du compositeur et maitre de chapelle Simon Mayr puis part à dix-sept ans étudier le contrepoint et la fugue au Lycée Philharmonique de Bologne auprès du père Stanislao Mattei, maître de Rossini. Précoce et naturellement doué, il écrit plusieurs opéras par an et, après quelques succès à Venise et Rome, s’installe sept ans à Naples où il enseigne au Real Collegio de Musica, avant de venir à Paris où il fait jouer ses opéras les plus fameux, dont son chef d’œuvre Lucia de Lammermoor, précédemment créé à Naples en 1935, mais aussi La Fille du régiment, La Favorite, Don Pasquale.
Son sens de l’action et du drame, ainsi que son don pour les mélodies, lui permettent d’exceller dans la création de fresques lyriques ondoyantes et légères, dans le registre des opéras bouffes tout comme des opéras « sérieux ». Atteint d’une paralysie générale et de troubles mentaux, Donizetti meurt fou dans sa ville natale en 1848 après avoir été interné dans l’asile d’Ivry en 1846, destin prémonitoire de celui qui sut si précisément exprimer les dérèglements psychiques de Lucia de Lammermoor.
Le narquois écrivain italien Alberto Savinio a bien saisi le charme et l’aporie de Donizetti, suave mélodiste, énigmatique dans sa transparence. « Comment refuser à Donizetti la primauté mélodique ? […] À l’appui de la « supériorité » même métaphysique de la mélodie sur l’harmonisme, les preuves ne manquent pas, d’autant plus que l’on peut tout démontrer jusqu’aux théories les plus absurdes ; et, lorsque après les trois ou quatre mesures habituelles d’accords répétés, la mélodie commence à dérouler son fil et monte, monte comme un cerf-volant dans le ciel, nous n’avons aucune peine à comprendre qu’au son de ce « fil », nos grands-parents étaient extasiés, et nous-mêmes, nous devons l’avouer sincèrement, nous sommes disposés à nous extasier à notre tour […]. Rien ne donne autant que la mélodie l’impression du divin sur la Terre, de l’efficacité de la grâce ; mais que dire, que penser, quelle figure faire, si, après les accords répétés et une fois tout le fil de la mélodie déroulé, le divin n’apparait pas, la grâce ne se manifeste pas, et que, déçus, nous nous apercevons que ce « fil » n’est qu’une simple ficelle ? »
L’opéra et ses fantômes
En 1830, alors âgé de trente-trois ans, Donizetti écrit en un mois Anna Bolena pour le Teatro Carcano, éphémère institution lyrique de Milan qui voulait supplanter l’incontournable Scala. Après avoir été donné avec succès dans les plus grandes villes européennes tout au long du XIX° siècle, cet étonnant opéra historique connait une renaissance inespérée en 1957 grâce à l’incandescence de sa prima donna, Maria Callas, qui immortalise Anne Boleyn dans une mise en scène de Luchino Visconti. L’Opéra de Liège fait aussi honneur à ce rôle ambitieux de l’infortunée reine répudiée en le confiant à la captivante soprano russe Olga Peretyatko.
Stefano Mazzonis Di Pralafera met en scène avec une belle efficacité ce drame intime et violent tout en respectant le contexte historique et les didascalies du librettiste Felice Romani, en privilégiant des décors somptueux qui reconstituent l’Angleterre du XVI° siècle. Le metteur en scène et directeur de l’Opéra de Liège maintient l’ambiguïté d’Anne Boleyn qui, accusée d’adultères et d’incestes, ne fut pas pour autant une innocente oie blanche face à son mari le baroque Henri VIII qui se maria huit fois et décapita deux de ses épouses.
Certes ce roi insatiable épousa successivement Catherine d’Aragon, Anne Boleyn, Jeanne Seymour, Anne de Clèves, Catherine Howard, Catherine Parr. Il décapita Anne Boleyn et Catherine Howard, et provoqua le schisme de l’Église d’Angleterre avec Rome et créa l’Église anglicane pour pouvoir divorcer et se remarier à sa guise. Mais il n’était pas le seul à intriguer et dans les cours royales peu de grands aristocrates pouvaient se targuer d’être des innocents aux mains blanches.
Dans le Château de Windsor, les appartements de la Reine, le Palais royal puis la prison de la Tour de Londres (impressionnants décors de Gary Mc Cann) Anna Bolena délaissée par son époux Enrico VIII retrouve son ancien soupirant Riccardo Percy, rappelé opportunément par le roi. Le piège se referme sur elle, qui la conduira, juste avant d’être exécutée, à entendre les cloches de Londres célébrant le remariage de son mari avec Giovanna Seymour.
Olga Peretyatko campe une Anna Bolena splendide et complexe, alternant rancœur, mauvais sentiments et élégante acceptation de sa tragique destinée. Son timbre charnu, les nuances variées de ses mélismes et son impressionnante présence scénique séduisent le public liégeois qui réserve un excellent accueil à cette saisissante mise en scène de ce drame shakespearien, de surcroît bien historiquement informée. Sofia Soloviy en Giovanna Seymour, Celso Albelo en Riccardo Percy, Marko Mimica en Enrico VIII, Francesca Ascioti en Smeton le page de la Reine, Luciano Montanaro en son frère Lord Rochefort, complètent avantageusement cette distribution au diapason de l’aiguisé Giampaolo Bisanti à la tête de l’Orchestre Royal de Wallonie-Liège.
Anna Bolena de Gaetano Donizetti, direction musicale Giampaolo Bisanti, mise en scène Stefano Mazzonis Di Pralafera, à l’Opéra Royal de Liège Wallonie jusqu’au 20 avril 2019 (vu le 9 avril 2019).
À voir sur Mezzo Live HD, culturebox.francetvinfo.fr et Musiq’3.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).