par Romaric Gergorin
L’occasion de vérifier, avec Romaric Gergorin, que le théâtre lyrique demeure le grand révélateur des pulsions humaines les plus contradictoires et le miroir fidèle de l’intériorité de notre société.
De la Chine à la France, via l’Allemagne
Alexander von Zemlinsky demeure un compositeur méconnu, coincé entre Gustav Mahler et Arnold Schoenberg, dont il est la transition stabilisatrice. De Mahler il retient les ultimes sursauts du romantisme, transfigurés par le modernisme naissant. Schoenberg épousa sa sœur Mathilde, et fut son élève. Tous trois musiciens juifs viennois, Schoenberg et Zemlinsky subirent de plein fouet la montée du nazisme et durent s’exiler aux États-Unis. Avant ce départ, Zemlinsky écrivit son dernier opéra achevé, Le Cercle de Craie, créé à Zurich le 14 octobre 1933.
Après quelques représentations dans des villes allemandes, l’opéra passa à la trappe, victime de l’autocensure des institutions culturelles face au régime hitlérien naissant. Puis Zemlinsky lui-même fut relégué aux oubliettes de l’histoire musicale à sa mort, à New York, en 1942.
Schoenberg constatait du vivant de Zemlinsky qu’il n’avait pas la reconnaissance qu’il méritait. « Mais en fin de compte rien ne presse : Zemlinsky peut attendre » pensait-il, misant sur le jugement de la postérité. Et de fait, après avoir été redécouvert dans les années 1970, Zemlinsky commence enfin à être reconnu pour ce qu’il est, un grand compositeur protéiforme. Il synthétise les différentes idées de son temps avec une remarquable plasticité, intériorisant l’expressionnisme viennois, les outrances hétéroclites du cabaret allemand, les avancées de Richard Strauss tout autant que celles de Schoenberg, Hindemith, Bartok. Il fut surtout très proche d’Alban Berg, le compositeur de Wozzeck partageant avec lui un même modernisme déchirant, traversé par des zébrures romantiques.
Le Cercle de Craie que l’Opéra de Lyon, « Best Opera Company 2017 », à la pointe pour proposer des œuvres inattendues, donne en création française, représente un condensé du théâtre lyrique de Zemlinsky. Très attaché à représenter l’humiliation, les faux-semblants de la société, ce compositeur, qui se considérait lui-même comme laid, avait déjà écrit avec succès deux opéras adaptés d’Oscar Wilde sur la corruption amoureuse et érotique.
Cette tension essentielle dans toute l’Histoire de l’opéra, le conflit entre l’éros et l’agapé, l’amour physique et l’amour désintéressé, Zemlinsky se l’approprie pour l’aiguiser et l’élargir à toutes ses formes maléfiques.
Ainsi la corruption s’étend et contamine toutes les structures de la société, de la corruption du désir à la corruption politique, le ressort restant le même. Adaptant une pièce de Klabund, un écrivain allemand qui s’est inspiré d’une pièce chinoise de l’époque des Yuan (1279-1368), Zemlinsky écrit lui-même le livret de cette singulière chinoiserie. L’atmosphère orientale lui permet de quitter un naturalisme à bout de souffle et trouver une distanciation idéale pour parler de son temps. Cette mode de puiser dans l’Extrême-Orient un levier expressif avait déjà donné de grandes œuvres depuis le début du XX° siècle, à commencer par Madame Butterfly de Puccini, pour rester dans le domaine lyrique. Zemlinsky va s’attacher à transformer sa pièce chinoise en conte politique, brassant et croisant diverses influences comme à son habitude.
La corruption absolue corrompt absolument
Personnage navigant entre deux eaux, Monsieur Tong, ancien bourreau, dirige une maison de thé –maison de tolérance– avec d’autant plus d’efficacité qu’il s’est châtré pour ne pas succomber au charme de ses accortes pensionnaires. Madame Tchang vient lui vendre sa fille, Haïtang, ne pouvant plus s’en occuper depuis que son époux s’est suicidé suite aux extorsions exorbitantes du collecteur d’impôt. Le prince Pao découvre cette nouvelle fille publique. Ébloui, il veut racheter Haïtang, mais Monsieur Ma, redoutable mandarin (et le funeste collecteur d’impôts en question), surgit et en donne un meilleur prix. Un an plus tard, Monsieur Ma s’est adouci au contact d’Haïtang qui lui a donné un enfant, provoquant la jalousie de sa première épouse, Yu Peï, demeurée infertile. Apprenant que son mari veut divorcer pour rester uniquement avec Haïtang, Yu Peï assassine Ma et accuse Haïtang du forfait.
Pour s’approprier l’héritage de son mari, elle prétend être la mère de l’enfant, car selon la loi impériale, seules les épouses ayant donné une succession à leur époux peuvent hériter de leurs biens. Par la corruption, la démoniaque Yu Peï parvient à ses fins et l’infortunée Haïtang, emprisonnée, dépossédée de son enfant, s’apprête à être exécuté. À ce moment, deus ex machina : un nouvel Empereur est nommé, qui casse le jugement et parvient à faire triompher la vérité, par un cercle de Craie d’un saisissant effet poétique, dans lequel tous les protagonistes sont amenés à révéler leurs vrais visages.
Ce nouvel Empereur n’est nul autre que le prince Pao, qui avoue à Haïtang avoir eu un intrusif et doux moment sensuel pendant son sommeil, quand il l’avait aperçue dans la maison de thé, et ainsi être le véritable père de son enfant, à son insu. Haïtang et l’Empereur se marient, enfin heureux, car il s’agit ici d’un magistral opéra de 1933 et non d’une chasse à l’homme moralisante telle celle qui sévit dans les réseaux sociaux et dans les médias aujourd’hui.
Richard Brunel signe une mise en scène sophistiquée et efficacement esthétisante, faisant succéder différents tableaux suggérant sans excès un décorum chinois contemporain. Mais la dernière image de la représentation dévoile Haïtang allongée morte, confirmant son exécution, rendant caduc toute l’histoire du nouvel empereur rétablissant la justice. Ainsi le metteur en scène prend le parti-pris d’accentuer le conte, dont la partie utopiste finale serait une chimère, une rêverie, mais de qui ? La véritable histoire pour lui s’arrête à la mort d’Haïtang, victime de la corruption sous toutes ses formes.
Ce durcissement contemporain diffère des intentions de Zemlinsky mais s’avère fidèle à l’état de décomposition avancée de la société chinoise tout autant qu’à la déliquescence du monde occidental. Cette noirceur fait écho au climat particulièrement sombre des créations actuelles, de la Penthesilea de Pascal Dusapin, héroïne antique qui dévore Achille, à Kein Licht de Philippe Manoury sur la catastrophe nucléaire de Fukushima.
La distribution excellente incarne idéalement ce drame, avec mesure et constance. La soprano Ilse Eerens dans le rôle d’Haïtang est convaincante, Nicola Beller Carbone compose une Yü-Pei parfaitement diabolique, le baryton-basse Martin Winkler enthousiasme par sa puissance vocale, une émission claire et délectable fondue dans ce personnage de nabab attachant. Lothar Koenigs dirige avec souplesse l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, restituant toutes les nuances de cette œuvre atypique qui associe avec fluidité les influences d’Extrême-Orient avec le jazz et les derniers feux du romantisme, celui de Mahler et Richard Strauss. Zeminsky réussit une synthèse parfaite du théâtre et du mélodrame lyrique, en intégrant de nombreux passages parlés parfaitement imbriqués dans la trame opératique.
https://youtu.be/7Brtv_WIqJ0
Cet opéra puissant possède l’attraction déchirante du modernisme viennois, l’insolence du cabaret allemand, l’étrange hybridation de différentes influences propres à la démarche du compositeur, ce qui le rend éminemment séduisant. La lecture contemporaine du Cercle de Craie ici proposée, implacable et sans espoir, rappelle l’instabilité de notre civilisation, pas moins confuse, incertaine et inquiétante qu’au temps de sa création, en 1933.
Le Cercle de Craie d’Alexander von Zemlinsky à l’Opéra de Lyon, le 22, 24, 26, 28, 30 janvier, et le 1° février. Plus d’infos sur opera-lyon.com.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).