par Romaric Gergorin
Fils du peintre François-Louis Gounod, Charles Gounod perd son père très jeune. Sa mère, musicienne avertie, en profitera pour exercer une emprise considérable sur sa vie, jusqu’à lui suggérer de modifier certains accords dans ses partitions pour les améliorer. Il étudie tout d’abord avec Antoine Reicha –un contemporain de Beethoven un temps son rival en Allemagne, établi depuis en France. Au Conservatoire National il approfondit ses connaissances avec Jacques Fromental Halévy et Jean-François Lesueur. Remportant le convoité et prestigieux prix de Rome en 1839, il s’installe à la Villa Médicis et explore avec assiduité et passion la peinture italienne tout en étudiant la musique religieuse latine, en particulier celle de Palestrina.
Il estime cependant la musique italienne bien mieux jouée à Paris, notamment au Théâtre-Italien, que dans son pays d’origine. Il découvre avec émerveillement La Flute enchantée de Mozart à Vienne en 1842, à l’occasion d’une interprétation de sa deuxième messe avec orchestre. La religion associée à la passion érotique va constituer l’alliage étrange et obsessionnel de son œuvre, si bien qu’on reprochera à Gounod son attrait excessif pour le mystico-religieux mâtiné de sensualisme ardent.
L’arbre cachant la forêt
De retour à Paris, il devient maître de chapelle et organiste et revêt les habits ecclésiastiques tout en écoutant les sermons du prédicateur Lacordaire. Mais quand éclatent les journées révolutionnaires fortement anticléricales de 1848, Gounod qui n’a pas la vocation du martyre renonce au sacerdoce. Il se marie en 1852 avec Anna Zimmerman, fille d’un pédagogue et compositeur renommé, tout en entretenant une amitié forte avec Pauline Viardot, célèbre cantatrice mezzo-soprano –la maîtresse fatale de l’écrivain Tourgueniev qui consumera sa vie pour elle– pour qui il écrit l’opéra Sapho. Avec pour panthéon musical Mozart, Beethoven et Rossini, Gounod compose une œuvre qui ne rencontre guère de succès jusqu’au moment où Faust, créé au Théâtre-Lyrique en 1859 est accueilli triomphalement. Cet opéra gigantesque va devenir, avec Carmen de Bizet et les grands Mozart, l’un des opéras les plus populaires de l’histoire de la musique, encore très joué aujourd’hui partout dans le monde.
L’essentiel écrivain russe Mikhaïl Boulgakov va faire de Faust une référence constante dans toute son œuvre, l’émaillant de citations du livret et d’analogies avec les situations de l’opéra, en particulier dans son chef d’œuvre Le Maître et Marguerite. Bianca Castafiore, cantatrice incontournable des Aventures de Tintin, le Rossignol milanais inévitablement flanquée de sa camériste Irma et de son pianiste Igor Wagner, doit sa gloire à Faust, pour son interprétation perpétuelle de « L’Air des bijoux » de Marguerite et son fameux : « Ah je ris de me voir si belle en ce miroir, Es-ce-toi Marguerite ? » Succès universel, cet opéra inspiré du Faust de Goethe, qui en privilégie l’intrigue amoureuse au détriment de ses prophétiques ouvertures métaphysiques, va éclipser la majeure partie des créations du pourtant prolifique Gounod.
Auréolé d’une gloire boiteuse et empoisonnée, le compositeur finira sa vie en écrivant de nombreuses et remarquables œuvres religieuses, oratorios, messes et cantates. Souvent déprécié de son vivant comme après sa mort, accusé de classicisme comme de naïvetés, Gounod le bouc-émissaire va constamment être moqué et accablé de critiques. Mais il sera défendu par Ravel qui voit en lui « le véritable instaurateur de la mélodie en France », lui « qui a retrouvé le secret d’une sensualité harmonique perdue depuis les clavecinistes du XVII° et XVIII° siècle ». L’imprévisible Satie orchestre les récitatifs parlés du Médecin malgré lui, opéra oublié du maître conspué, se réjouissant de « faire du Gounod comme s’il en pleuvait ».
Alberto Savinio, le subtil et iconoclaste écrivain, peintre et compositeur italien, inspirateur secret de son frère Giorgio de Chirico, saluera en Gounod « celui qui a l’intelligence la plus modeste, celui qui a les moyens musicaux les moins aguerris, le moins armé de volonté de puissance ; mais c’est justement pour cela que dans son entreprise faustienne, le bon Gounod s’en est sorti mieux que ses collègues pseudo-intelligents comme Berlioz et Busoni, sans parler d’Arrigo Boito ».
Théâtre des passions
La séduisante mise en scène de Stefano Poda présentée à l’Opéra de Liège repose sur un anneau géant de trois tonnes au centre de la scène, tournant et pivotant tout au long de la représentation, symbolisant et métaphorisant les situations de ce drame de la damnation. Cette ingénieuse et attractive trouvaille, fertile en possibilités scéniques tout comme en lignes de fuites offre de l’altérité et de l’abstraction à un récit qui en a parfois besoin. Roue du destin qui tourne et brise les vies implacablement, cet anneau est à l’aune de cette proposition scénique, sophistiqué et captivant, ce qui convainc aussi les spectateurs belges qui réservent un triomphe aux artistes.
Réalisant également les décors, les costumes, la chorégraphie et les lumières, Stephano Poda privilégie le hiératisme des situations et des rituels, associant le noir, blanc et rouge dans sa dramaturgie du pacte faustien. Ce dispositif tout à la fois froid, coloré et contemporain fait ressortir dans une dimension cliniquement baroque la métamorphose de Faust et son revers, la chute de Marguerite.
Pour donner corps à cet enténèbrement, autour et à l’intérieur de l’anneau prend forme l’inéluctable traquenard de l’amer docteur Faust faisant alliance avec le diable pour retrouver jeunesse et sens de la vie. Tombant amoureux de Marguerite, il l’entraine dans sa chute, ainsi que son frère Valentin et son soupirant Siebel, mais son âme sera sauvée in fine par des anges célestes.
Les tableaux de ce voyage au bout de la nuit se succèdent dans un esthétisme soigné qui thématise des émotions successives, joie, peur, horreur, avec un ballet imaginatif et une « Nuit de Walpurgis » d’anthologie. Chloé Chaume, remplaçant au pied levé Anne-Catherine Gillet souffrante, donne une enthousiasmante Marguerite, tout en grâce et en fraicheur, offrant un timbre altier et séduisant.
Voir en Marguerite une ravissante jeune femme ayant l’âge du rôle et chantant bien plutôt qu’une matrone est particulièrement appréciable et peu courant à l’opéra. Marc Laho incarne un Faust appréciable, se débattant dans les rets infernaux, malgré des aigus parfois fragiles. Ildebrando d’Arcangelo campe un Méphisto à la voix d’or, d’une projection nette et d’une couleur chaude, rendant bien la ténacité diabolique. Le malheureux Valentin emporté par la vague du destin mauvais est porté par la puissance du timbre de Lionel Lhotte, baryton expressif. La mezzo-soprano Na’ama Goldman, travestie en Siébel, charme autant par la beauté fruitée de sa voix que par son jeu convaincant, jouant plus vrai que nature ce sempiternel second couteau, chien fidèle se révoltant sans espoir.
À la direction musicale de l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Patrick Davin insuffle drame et poésie par un dynamisme et une agilité de tous les instants, faisant ressortir charmes et beautés cachées de cet étincelant monument lyrique.
Faust de Gounod à l’Opéra Royal de Wallonie de Liège, vu le 31 janvier 2019.
Prochains spectacles à l’Opéra de Liège : Aida de Verdi du 26 février au 14 mars, Anna Bolena de Donizetti du 9 au 20 avril. Plus d’infos sur Operaliege.be.
Pour approfondir sur Gounod : Charles Gounod de Gérard Condé, éditions Fayard.
Pour aller aux sources de l’opéra : Faust de Goethe, éditions Bartillat.
Pour se régaler d’un thriller hitchockien qui n’en est pas un : Les Bijoux de la Castafiore, de Hergé.
Pour plonger dans l’un des dix plus grands romans de tous les temps selon PostAp : Le Maître et Marguerite, de Mikhail Boulgakov.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).