Fidelio : Sauve qui peut l’amour

Transposé dans un centre pénitencier ultra-contemporain, l’unique opéra de Beethoven donné à l’Opéra Comique fait triompher l’amour face à la froideur arbitraire de l’univers carcéral de Guantánamo, offrant une relecture au scalpel de Fidelio, œuvre prémonitoire de toute une modernité.

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Fidelio Beethoven Opéra Comique
Siobhan Stagg (Fidelio / Leonore) D.R. Stefan Brion

par Romaric Gergorin

Dernier maillon du classicisme viennois après Gluck, Haydn et Mozart, Beethoven annonce le romantisme mais déjà le dépasse, anticipant toute la modernité du XX° siècle. Ce génie de la difficulté vaincue, dont l’écoute des grandes sonates et symphonies stupéfie, peut aisément être placé aux côtés de Shakespeare et de Dante dans le panthéon des arts. Fils d’un médiocre musicien alcoolique employé à la cour du prince électeur de Bonn – son père favorisera cependant son ascension – Ludwig van B va réussir à imposer son don musical par sa volonté inébranlable à le perfectionner constamment. Comme le remarque l’irrévérencieux Albert Savinio, il est le premier à placer l’homme au centre de sa création : 

« Beethoven est chronologiquement le premier musicien « copernicien », le premier musicien qui, poussé par les sons comme le navire par le vent, franchit la frontière monothéiste et laisse Dieu derrière lui. Beethoven est donc le premier musicien qui œuvre non pas sous la dictature d’une « conscience extérieure », mais sous l’impulsion de la « conscience intérieure ». Le premier musicien « non commandé ». Le premier musicien libre. (…) Beethoven est le seul qui ne nous contraigne pas à nous métamorphoser, à nous déformer, à nous diminuer, à sortir de notre condition d’homme. Parce que c’est un homme et que sa musique est celle d’un homme. Parce que sa grandeur, qui est immense, n’est que l’immense agrandissement de l’homme. Parce que sa voix, qui est très haute, n’est que l’élévation très élevée de la voix humaine. »

Cyril Teste Beethoven Fidelio Opéra
Michael Spyres (Florestan), orchestre Pygmalion D.R. Stefan Brion

La couronne du martyr

Pourtant, alors qu’il a réussi une musique de chambre extraordinaire —ses derniers quatuors à cordes annonçant la musique contemporaine d’aujourd’hui –, que ses sonates pour piano et ses symphonies constituent des bornes expressives essentielles de son temps, il n’aura écrit qu’un seul ouvrage lyrique et avec grande difficulté. Il le reconnaît d’ailleurs clairement : « Cet opéra me vaudra la couronne de martyr. « 

Lorsque la Révolution française éclate en 1789, Beethoven a dix-huit ans. Des échos lui en parviennent indirectement, car le prince-archevêque de Cologne installé à Bonn où vit le compositeur, est le frère de Marie-Antoinette. Le jeune homme s’enflamme pour les idéaux révolutionnaires et l’esprit des Lumières. Installé à Vienne en 1792, il réussit à affirmer son indépendance, s’affranchissant de la tutelle des princes ou des prélats, à la différence de Bach ou Mozart qui durent courber l’échine toute leur vie devant les potentats. Il est ainsi le premier compositeur de l’histoire à imposer sa liberté comme primat préalable à sa créativité. Mais son ardeur lumineuse pour composer intensément est obscurcie par un début de surdité à vingt-sept ans qui va progressivement devenir totale. Une vie amoureuse désastreuse, si ce n’est aucune vie amoureuse, constitue l’autre grande souffrance de sa vie ; toutes deux seront surmontées par un travail acharné dont naîtra des chefs-d’œuvre. 

En 1803, Beethoven découvre Léonore ou l’Amour conjugal, une pièce française de Jean-Nicolas Bouilly inspirée des excès de la terreur révolutionnaire, dans laquelle une femme mariée se déguise en homme pour libérer son mari enfermé arbitrairement dans une prison. Ce « fait historique » transposé à Séville par prudence avait été créé à Paris au Théâtre Feydeau en 1798, sur une partition composée par un ténor, Pierre Gaveaux, faisant de cette pièce un opéra-comique. Comme c’était alors l’usage, la partition et le livret de Léonore circulent en Europe, et seront plusieurs fois adaptés.

Amateur passionné de théâtre français, Beethoven s’empare de ce drame qui lui permet d’inverser le mythe d’Orphée : ici c’est la femme qui vient chercher son amant aux enfers. Il crée à Vienne au Theater an der Wien en 1805 une première version de Fidelio – pseudonyme que prend Léonore pour se faire engager comme gardien de la prison où est retenu son mari Florestan. Alors que l’armée austro-russe est défaite et que les Viennois sont en fuite, l’opéra est joué devant un parterre d’officiers français de l’armée napoléonienne, juste avant la bataille d’Austerlitz. Les gradés de la Grande Armée apprécient modérément les audaces inabouties du compositeur. 

Fidelio Cyril Teste Opéra Comique
Michael Spyres (Florestan), Siobhan Stagg (Fidelio / Leonore), Albert Dohmen (Rocco) D.R. Stefan Brion

Jamais deux sans trois

Remanié en 1806, l’œuvre convainc davantage le public, mais pas Beethoven qui estime avoir fait trop de concessions. En 1814, il remanie son laborieux opéra avec l’aide d’un nouveau librettiste, le poète Treitschke. Affiné et tranchant, Fidelio voit le jour dans sa troisième version au théâtre de la cour impérial de Vienne et connaît enfin un succès considérable. C’est cette version définitive qu’interprète Raphaël Pichon à la tête de son orchestre Pygmalion, dans une mise en scène de Cyril Teste à l’Opéra Comique. Dans cet opéra hors norme, annonciateur du drame moderne, l’orchestre est essentiel ; il est l’élément qui porte l’action scénique et musicale, avec une précision étonnante.

« Clarté tranchante des sonorités, originalité des alliages instrumentaux, fidélité constante à l’expression dramatique » sont les traits distinctifs de l’écriture orchestrale opératique de Beethoven, comme le note André Boucourechliev. Raphaël Pichon valorise la richesse étoffée de cette fougueuse matière musicale, dirigeant ses musiciens avec un dynamisme affirmé, avec en surcroit une sonorité parfois rauque des instruments d’époque qui amène un surplus de nervosité à ce Fidelio tout feu tout flamme. 

L’efficace mise en scène de Cyril Teste transforme la scène de l’Opéra Comique en pénitencier ultra-moderne, avec des vidéos omniprésentes, des bruitages sonores anxiogènes et une froideur évoquant le centre de détention de Guantánamo. Fidelio — Leonore travestie en homme — s’est fait engager comme gardien de cette prison high-tech afin d’en délivrer Florestan. Le théâtre étant imprévisible, le soir de la première de cette nouvelle production très attendue, la chanteuse incarnant le rôle-titre, la soprano Siobhan Stagg tombe aphone. Arrivée deux heures avant la représentation, la très méritante Katherine Broderick la remplace au pied levé, chantant depuis la fosse, pendant que son alter-ego souffrante assure son rôle sur scène muettement. Marcelline – la fille du gardien de prison, amoureuse infortunée de Fidelio/Léonore – est incarnée avec une grâce touchante par Mari Eriksmoen, quand son père Rocco, l’honnête gardien de prison, est campé avec métier par Albert Dohmen. Don Pizarro, l’infâme directeur de la prison, est une figure démoniaque bien dessinée par Gabor Bretz.

Mais le meilleur du spectacle, emportant l’adhésion générale demeure Michael Spyres, étonnant « baryténor » comme il se surnomme, qui impose un charismatique Florestan, prisonnier enchainé apparaissant au second acte par un spectaculaire « Gott ! », projetant un authentique frisson dramatique qui restera dans les mémoires. 

Fidelio Beethoven Enfer Prison
Linrd Vrielink (Jaquino) D.R. Stefan Brion

À suivre en ces lieux, la prochaine production de l’Opéra Comique aura le panache de l’inattendu : Les éclairs, une création de Philippe Hersant d’après le roman de Jean Echenoz qui signe lui-même le livret adapté de son récit, « fiction sans scrupule biographique » autour de Nikola Tesla, « l’inventeur » de l’électricité, plus précisément le propagateur du courant alternatif dans le transport de l’électricité.

Fidelio, de Beethoven, avec Michael Spyres, Siobhan Stagg, Katherine Broderick, Mari Eriksmoen, Albert Dohmen, Gabor Bretz. Chœur et orchestre Pygmalion, Raphaël Pichon (direction), Cyril Teste (mise en scène). Opéra Comique, Paris. Opera-comique.com

Vu le 25 septembre 2021. À voir sur Arte Concert jusqu’au 30 septembre 2022.

L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru :
Erik Satie (éditions Actes Sud).