Anatoli Vassiliev face au désenchantement contemporain

Après le TNS puis la MC 93 de Bobigny, le Théâtre National de Bretagne présente l’étonnant Récit d’un homme inconnu d’Anatoli Vassiliev, la mise en scène d’un trio de personnages désenchantés adaptée d’une nouvelle de Tchekhov. Une pièce de théâtre des profondeurs qui puise dans le tréfonds des âmes les ressorts d’une déroute spirituelle —non sans rappeler celle de mai 68, 50 ans après. L’occasion de rencontrer un maître du théâtre russe qui regarde l’Europe avec une acuité acérée.

Temps de lecture : 12 minutes
vassiliev interview home
© Jean-Louis Fernandez

par Romaric Gergorin

recit homme inconnu tnb
© Jean-Louis Fernandez


 
Anatoli Vassiliev demeure un des derniers grands créateurs de formes théâtrales, loin de l’aplatissement généralisé du spectacle vivant vers le conformisme du déjà vu, distrayant et dérisoire. Après avoir marqué la scène française avec Bal masqué de Lermontov en 1992 et Amphitryon de Molière en 2002, tous deux à la Comédie-Française, Thérèse Philosophe de Boyer d’Argens au Théâtre de l’Odéon en 2007, puis plus récemment La Musica de Duras au Théâtre du Vieux-Colombier et une reprise de sa Médée-Matériau adaptée d’Heiner Muller aux Bouffes du Nord l’an dernier, ce singulier metteur en scène russe revient avec une adaptation de la nouvelle de Tchekhov Récit d’un inconnu.

Le titre français est tronqué, comme souvent dans les traductions issues du russe, oubliant l’essentiel, c’est-à-dire « l’homme ». Récit d’un homme inconnu appartient à la veine métaphysique de Tchekhov, au même titre que Le Moine noir ou L’Évêque. Cet aspect méconnu de l’auteur de La Cerisaie permet au dramaturge russe d’orienter ses recherches vers un enjeu différent de ces précédentes mises en scènes françaises qui étaient axées sur la déconstruction de la parole vivante. Ici sa démarche consiste à incarner des problèmes métaphysiques par le geste théâtral.

Trois personnages désenchantés soulèvent des questions existentielles : lutter pour des valeurs jusqu’à la violence et la destruction pour protester contre un système, ou se laisser submerger par le renoncement, ou bien encore vivre dans un hédonisme cynique, en jouissant d’une lucidité désabusée. Dans le premier acte, un inconnu, joué par Stanislas Nordey, est un terroriste qui s’est fait engager comme valet par Orlov, joué par Sava Lolov, un notable épicurien fils d’un important homme d’état, dans le but d’assassiner son père. Il y renoncera mais s’attachera à la maîtresse délaissée d’Orlov, Zinaïda, jouée par Valérie Dréville, et partira avec elle à Venise.

Quand je monte une pièce autour de Tchekhov, je commence par les éléments psychiques, pour poser une base. Mais si l’âme est endormie, l’esprit n’y entre pas.

Dans cette première phase, où l’inconnu reste muet et se contente faire le service, la relation entre Orlov et Zinaïda apparait à travers l’intensité froide et violente des acteurs qui parfois se mettent à danser silencieusement, figurant ainsi les mouvements de leurs âmes. Les retrouvailles ultimes d’Orlov et de l’inconnu permettent une confrontation d’idées, où le jeu des comédiens, leur diction, révèlent toute l’intensité de l’art de Vassiliev, dont la recherche constante s’avère de faire exister un acteur naturel et authentique dans la forme artificielle du drame.

Nous avons rencontré Anatoli Vassiliev à son hôtel, juste avant son départ pour la Russie, où il effectue son retour au théâtre pour donner un spectacle autour du Vieil Homme et la mer d’Hemingway. Extraits thématiques des propos d’un créateur insatiable qui cherche constamment à renouveler les formes du spectacle vivant.

Terrorisme et volonté

« Le terrorisme est une des formes de protestations, c’est un acte de la volonté libre. La protestation existe toujours, elle prend juste des formes diverses. Qu’est-ce qui se passe avec cette volonté humaine en train de protester, aujourd’hui ? Cette volonté peut détruire des vies, ou détruire la personne qui la porte, si cette volonté est déformée avec le temps, et cette évolution de la volonté est souvent très active.

On peut voir, chez un individu, cette volonté de révolte se détruire en 10 ans. Dans ce récit, il y a des intentions assez concrètes de chaque personnage qui se confronte avec la réalité de la vie. Mais il faut s’habituer à ce paradigme du mental russe : ce qui existe dans l’imagination pour un Occidental est pour un Russe la vraie réalité authentique. Ce qui existe dans la vie réelle par contre, sera pour lui du domaine de la vie imaginaire, quelque chose qui n’a pas d’importance. Car la réalité concrète que vivent les citoyens russes, on ne peut pas y croire. Même dans un cauchemar on ne peut pas imaginer une telle atrocité. »

anatoli vassiliev interview russie
© Jean-Louis Fernandez

Tchekhov et Dostoïevski

« Il y a quelques nouvelles de Tchekhov dans lesquelles on peut sentir un lien avec Dostoïevski. On peut diviser les nouvelles de Tchekhov en trois catégories : les nouvelles comiques, les nouvelles lyriques et les nouvelles métaphysiques. Le Tchekhov dramaturge russe et l’écrivain qui écrit des récits courts et lyriques, parfois comiques, est très connu, mais il existe aussi un Tchekhov plus rare, à portée métaphysique qui se rattache à Dostoïevski.

Cependant chez ce dernier les personnages sont vraiment l’incarnation de l’esprit pur. Tchekhov ne se reconnait pas dans cette métamorphose de l’idée. Pour lui, l’être humain reste saisi dans son aspect concret, très humain, mais avec une faculté de réflexion philosophique en partant de situations pratiques qui sont dépassées par un questionnement, mais sans abstraction, toujours dans la fusion avec la nature. Cet aspect métaphysique de Tchekhov vient de la façon qu’a Dostoïevski de présenter les idées sous une forme dialogique. Si on lit en russe tous ces textes à connotation métaphysique de Tchekhov dans lesquels les dialogues expriment le sens des idées, on reconnait la présence de Dostoïevski. »

Direction des acteurs

« Valérie Dréville sait comment diriger la parole, tout comme Stanislas Nordey et Sava Lolov. Ils savent maitriser l’action en paroles. Mais chez Tchekhov, ce n’est plus l’action dans la parole qui prime, comme cela pouvait être le cas dans Médée Matériau. C’est la dimension humaine qui devient essentielle, ce qui nécessite une autre technique du jeu de l’acteur, pour construire et exprimer le dynamisme des relations humaines. Pour le théâtre européen, dans le mental des français, le plus difficile reste de construire des relations entre les êtres humains. »

Âme

« Dans la langue russe, le mot âme implique une portée plus profonde qu’ici, où la signification de ce mot fait référence essentiellement à des éléments psychiques. On peut dire que le psychisme entre dans l’âme mais d’autres substrats y existent aussi. Dans l’âme, il y a l’élément matériel et celui qui ne l’est pas du tout. Cet élément non matériel est en lien avec l’esprit, tandis que l’élément matériel est connoté avec le psychisme. Quand je monte une pièce autour de Tchekhov, je commence par les éléments psychiques, pour poser une base. Mais si l’âme est endormie, l’esprit n’y entre pas. »

Mai 68

« Dans cette pièce que je mets en scène en français, ce n’est plus une histoire russe, elle devient une histoire inscrite dans le contexte culturel européen. Après un travail de déconstruction préparatoire, j’ai construit cette adaptation de la nouvelle de Tchekhov comme une histoire française. Les personnages ont tous dépassé la cinquantaine. Mai 68 eut lieu il y a 50 ans. Ce spectacle retrace implicitement le parcours et l’évolution de la France pendant ces 50 années qui ont suivi les événements de mai. »

valérie dreville vassiliev tchekov
© Jean-Louis Fernandez


 
Récit d’un homme inconnu, mise en scène par Anatoli Vassiliev, créé au Théâtre National de Strasbourg, vu par Postap à la MC 93 Bobigny, se joue jusqu’au 20 avril au Théâtre National de Bretagne à Rennes.

L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru :
Erik Satie (éditions Actes Sud).