Photographies du temps qui passe

Pour fêter Noël sur les cimes de l’art, voici deux beaux livres de photographies révélateurs implacables des époques dans lesquels ils se plongent.

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Revue Variétés article homepage
László Moholy-Nagy (1895-1946) Tour de radio, Berlin (Funkturm Berlin), 1928 (Détail) 24 x 18 cm Photo Variétés, non publiée Collection AMSAB-IHS, Gand © AMSAB-IHS, Gand courtesy Actes Sud

par Romaric Gergorin

Les trésors inestimables de Variétés illustrent le génie et l’exigence d’art absolu des photographes néo-surréalistes publiés par la revue de Paul-Gustav Van Hecke entre 1928 et 1930. Ils y sont tous, de Man Ray à Berenice Abbott en passant par Atget et Kertész. Les photographies récentes d’intérieurs d’ateliers d’artistes et d’esthètes collectionneurs réalisées par François Halard sont d’un effet saisissant, miroir de notre époque matérialiste à la recherche de traces enfouies d’un passé révolu.

François Halard explore les intérieurs d’artistes pour nouer un dialogue invisible dont ses images seraient l’expression. « Le sujet de ce livre, ce sont les artistes et la photographie. Je cherche à établir de nouveaux rapports entre eux. L’enjeu n’est pas de photographier des ateliers ou des lieux de vie d’artistes, mais de m’approprier ces intérieurs, de les interpréter par le biais de la photographie. »

Couverture Halard Intime photographie

Souvent les lieux sont préservés mais leurs occupants ne sont plus de ce monde comme l’architecte Luis Barragan, mort en 1988, dont la résidence à Mexico est saisie à travers ses aplats de couleurs chaudes propres à un Mexique au chromatisme organique. On voit dans ces espaces un minimalisme à l’œuvre par un évidemment absolu qui en fait tout son étrangeté. Les angles de vue de François Halard pris chez Barragan sont autant de cadrages géométriques qui regardent vers le cubisme et l’abstraction lyrique, avec une neutralité du regard exprimant l’absence de vie et le vide de toute chose.

Les prises de vue de l’intérieur de l’appartement new yorkais de Louise Bourgeois en dévoilent sa décrépitude, sans que l’on puisse savoir si ce parfum d’authenticité brut –loin de l’esthétique Ikea omniprésente aujourd’hui– s’explique par la disparition de la sculptrice en 2010 ou si elle vivait déjà dans cette atmosphère bohème. Une inscription écrite en rouge sur une feuille scotchée sur un meuble précise : « Les 3 vertus théologales, La Foi, L’Espérance, La Charité, Hôpital de la Charité ». 

François Halard et le ravissement des autres

La maison à Houston de la mécène et collectionneuse française Dominique de Menil –héritière Schlumberger (1908-1997) installée aux États-Unis– décorée par Philip Johnson est particulièrement sophistiquée. On y apprécie cet alliage unique du goût assez sûr de la grande bourgeoisie française du temps de Proust avec le modernisme amnésique de l’Amérique néo pop. Ainsi une œuvre de Warhol au-dessus d’un piano à queue voisinent avec des œuvres de Kenneth Noland ou de Magritte qui font suite à un canapé rouge sang avant que n’arrivent les sofas écrus de Charles James.

Le stupéfiant jardin et sa maison de maître (château, manoir ?) de Dries Van Noten et la splendide Villa Oasis orientale d’Yves Saint Laurent et Pierre Bergé située dans le Jardin Majorelle de Marrakech sont saisis avec une même subjectivité par François Halard. Ce parti pris est celui d’un photographe déjouant les codes et poncifs du reportage pour aller vers une recherche toute personnelle des traces de vies disparues dans d’imposantes demeures désertées. La Villa Farnèse, les plafonds du Vatican et la Villa Madame sont hors catégorie par la grâce extraordinaire que Raphaël y insuffle –juste rappel de ce génie de la Renaissance dont le rayonnement fut quelque peu éclipsé par les critiques acerbes de Picasso qui lui reprochait sa trop grande perfection. Le studio de Giorgio Morandi et la Fondation Chinati à Marfa dans le Texas se distinguent aussi par les cadrages ciselés du photographe concentré sur l’épure de volumes se suffisant à eux-mêmes.

Variétés et la révolution photographique du regard

Le critique d’art et collectionneur belge Paul-Gustav Van Hecke fonda en 1928 avec le surréaliste E.L.T Mesens la revue Variétés, « revue mensuelle illustrée de l’esprit contemporain » qui devint rapidement la bible du moderniste où, à côté d’écrivains et d’artistes, les fers de lance de la Nouvelle Photographie furent publiés. Man Ray, Germaine Krull, Berenice Abbott, Laszlo Moholy-Nagy, Florence Henri… toutes les grandes figures de l’avant-garde participèrent à cette aventure dont le fonds de l’Institut d’histoire sociale de Gand a été exposé aux Rencontres d’Arles en 2019. Les éditions Actes Sud en publient aujourd’hui le catalogue qui fera date, sous la direction de Ronny Gobyn et Sam Stourdzé.

Ces fascinants tirages publiés dans Variétés entre 1928 et 1930 tiennent avant tout par la proximité de la revue avec le surréalisme première manière, alors à son apogée –beaucoup de ses artistes étant exposés à la galerie L’Époque dirigée par Van Hecke. Max Ernst, Man Ray, Eugène Atget, André Kertész, Albert Renger-Patzsch, Eli Lotar, ils sont tous dans la revue et impressionnent par la poésie toujours inattendue mais jamais évidente qu’ils infusent dans leurs images exclusivement en noir et blanc.

Cet ouvrage des pionniers de la nouvelle photographie vue comme un art de création et non de reproduction du réel s’avère absolument indispensable pour qui s’intéresse à la véritable histoire des images du XX° siècle. Odyssée du regard photographique pris dans les sinuosités d’agencements complexes, les archives de Variétés constituent de fait un document exceptionnel témoignant de l’ambition des avant-gardes modernistes, quand celles-ci conciliaient esthétisme, formalisme et anthropologie.

L’intime photographié de François Halard, éditions Actes Sud, 452 pages, entretien de François Halard avec Bice Curiger, conception et réalisation par Beda Achermann, 450 photographies couleur, 85 euros.

Variétés, avant-garde, surréalisme et photographie, 1928-1930, éditions Actes Sud, 30,5 x 24,5 cm, 386 pages, 450 photographies, Ouvrage relié, 79 euros.

L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru :
Erik Satie (éditions Actes Sud).