Même les Dieux finissent par mourir

Portée au Capitole de Toulouse par la mise en scène de Nicolas Joël, La Walkyrie de Wagner fait un tour dans nos contrées écrasées de froid. Postap plonge dans les racines artistiques, psychiques et mythologiques de cette œuvre d'art que son auteur voulait totale.

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Walkyrie nicolas joel
La Walkyrie, de Richard Wagner, mise en scène Nicolas Joël, © David Herrero courtesy Théâtre du Capitole

par Romaric Gergorin

Passion, inceste, guerre des dieux, recherche d’identité… Dans La Walkyrie Wagner voit large et porte son projet d’œuvre d’art totale au sommet du romantisme. Cet accomplissement du théâtre lyrique élève un drame mythologique nordique à une dimension universelle, porté par les flots continus d’une écriture musicale qui étire un lyrisme viscéral jusqu’à ses dernières limites. À Toulouse, le Théâtre du Capitole en propose une version flamboyante et baroque, sans négliger le scalpel objectivant de la psychanalyse.

Aux origines de l’œuvre

À partir des Eddas, poèmes scandinaves de la mythologie nordique et du recueil médiéval germanique Nibelung Nôt, Richard Wagner créa son imposante saga L’Anneau du Nibelung (Der Ring des Nibelungen), aussi communément appelé le Ring, tétralogie constituée de quatre opéras : L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des Dieux.

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Ce vaste cycle qu’il écrivit pendant trente ans refléta l’évolution d’un compositeur pétri de contradictions, passant de l’optimisme révolutionnaire du socialisme au culte de l’énergie vitale, puis gagné inéluctablement par le pessimisme de la doctrine du renoncement de Schopenhauer. « Père irrécusable de l’analyse structurale des mythes » pour Claude Lévi-Strauss, Wagner réussit dans la Tétralogie à mettre en place son concept d’œuvre d’art total (Gesamtkunstwerk) qui associe art musique, théâtre, mais qui surtout fusionne le texte et la musique, l’un engendrant l’autre.

Une mélodie infinie quittant les fondements de la tonalité construit une dramaturgie envoûtante qui se déploie à travers une tragédie illustrant des thèmes universels. Des flots perpétuels d’idées musicales caractérisent les personnages qui sont représentés par des leitmotive, motifs conducteurs qui vont et viennent, et inspireront Proust pour ses réminiscences thématiques dans À la Recherche du Temps Perdu. Chez Wagner, la masse orchestrale organique agit comme un révélateur des motifs psychiques des personnages.

La Walkyrie de Wagner, au Théâtre du Capitole de Toulouse
La Walkyrie © David Herrero courtesy Théâtre du Capitole


 
« Il n’a pas seulement créé une dramaturgie accompagnée de musique —ce qu’elle est dans l’opéra en général— mais il a créé une vraie dramaturgie à l’intérieur de la musique. C’est un pas capital qu’il a été le seul à accomplir » notait Pierre Boulez qui trouvait que chez Wagner « la musique était tellement forte qu’elle déterminait tout le reste, le texte n’étant que secondaire ». Nous ne serons pas si sévères au sujet du texte, Wagner écrivant lui-même ses ambitieux livrets, celui de la Tétralogie ne portant pas moins que sur la naissance du monde, la grandeur et décadence des dieux, l’arrivée de la civilisation des hommes et la création d’une nouvelle nature.

La Walkyrie, créé en 1870 et donnée en ce moment à Toulouse au Théâtre du Capitole est donc le deuxième volet de la Tétralogie. Cette œuvre parmi les plus célèbres du maitre de Bayreuth vient après L’Or du Rhin créé en 1869, prologue de la saga, dans lequel dieux et géants s’autodétruisent à force de pactes aliénants et de combats pour posséder l’anneau d’or qui permettrait une domination sans partage.

La Walkyrie de Wagner, au Théâtre du Capitole de Toulouse
La Walkyrie © Frederic Maligne courtesy Théâtre du Capitole


 

L’histoire et les personnages

Siegmund, chevalier errant en fuite trouve refuge dans une masure en pleine forêt au cours d’un orage fulgurant. Il est accueilli par Sieglinde la maitresse de maison. Ils éprouvent immédiatement une attraction mutuelle, quand Hunding le maitre du logis et époux de Sieglinde survient. Siegmund conte alors son histoire, nourrisson séparé de sa sœur jumelle, puis accablé constamment de malheur jusqu’à encore récemment en intervenant pour protéger une jeune femme forcée à se marier, poursuivi depuis lors pour cela.

Hunding réalise qu’il a devant lui celui qu’il traque sans relâche, qui voulut l’empêcher de se marier avec Sieglinde. Contraint par les lois de l’hospitalité à accueillir son ennemi, il escompte régler sa querelle le lendemain. Pendant la nuit Siegmund et Sieglinde s’aperçoivent qu’ils sont frère et sœur. Ils se déclarent leur amour, inceste mythologique, et à ce moment Siegmund trouve dans un frêne une épée surnaturelle qui lui était promise de toute éternité.

Wotan, le chef des dieux demande à Brünnhilde, sa walkyrie favorite d’intervenir pour aider Siegmund dans son combat contre Hunding. Les walkyries sont des divinités intermédiaires, vierges guerrières vêtues d’armures provoquant la mort des combattants dans les batailles et emmenant leurs âmes dans le Walhalla, empyrée de Wotan, leur père à toutes. Fricka, épouse de Wotan et déesse protectrice du mariage intervient en s’opposant à la volonté de son mari car Siegmund et Sieglinde outrepassent deux interdits : l’adultère et l’inceste.

La Walkyrie de Wagner, au Théâtre du Capitole de Toulouse
© Frederic Maligne courtesy Théâtre du Capitole


 
De surcroît, affront personnel à la déesse, ce sont des enfants adultérins que Wotan eut avec une humaine. Fricka rappelle à Wotan l’idée fixe qu’il impose pour sauver les dieux : attendre le salut par l’intervention d’un héros aidé d’aucun dieu, indépendant des querelles divines et soutenu par aucune faction. Wotan pris au piège de ses propres contradictions est obligé de promettre à son épouse qu’il n’aidera pas Siegmund, qui a l’étoffe d’un héros.

S’ensuit une révolte de Brünnhilde qui désobéit à son père et aide Siegmund. Wotan intervient la mort dans l’âme, et se voit contraint à faire mourir son fils Siegmund. Brünnihilde parvient à sauver Sieglinde, enceinte de l’union incestueuse avec son frère, dont le fruit donnera naissance à Siegfried par qui le monde sera sauvé. Furieux de la désobéissance de Brünnhilde, Wotan bannit sa walkyrie préférée du domaine des dieux après des adieux déchirants et l’endort dépouillée de sa divinité sur un rocher protégé d’un cercle de feu. « Que celui qui craint la pointe de ma lance ne traverse jamais ce feu ! » lance-t-il avant de s’éclipser, gagné par une profonde mélancolie, celle d’un dieu déchu qui se sait dépouillé de son libre arbitre.

La Walkyrie de Wagner, au Théâtre du Capitole de Toulouse
© David Herrero courtesy Théâtre du Capitole


 

L’œuvre sur scène

La production de Nicolas Joël, créé en 1999, n’a rien perdu de sa splendeur, mettant l’accent sur l’aspect psychologique et psychanalytique de dieux humains trop humains, miroirs de passions démesurées qui provoquent leurs chutes. Cette parabole sur l’impossibilité d’acquérir une souveraineté, d’une liberté qui échappe toujours, reprend vie avec éclat au Théâtre du Capitole, dans les décors baroques d’Ezio Frigerio et les costumes très Charles Quint de Franca Squarciapino.

Un escalier majestueux flanqué de chaque côté de statues de Fricka sur son char tiré par des béliers, un arc de triomphe surmonté de statuaires de chevaux déchainés évoquant la Porte de Brandebourg, autant de propositions scénographiques particulièrement opératoires dans cette fresque qui redonne aux dieux leur grandeur tragique. Les contraintes aliénantes, les mobiles secrets, la jalousie et le désespoir sans fond, toutes ces pulsions soufflant dans la conscience des dieux sont habilement mis en lumière par la mise en scène de Nicolas Joël.

La Walkyrie de Wagner, au Théâtre du Capitole de Toulouse
© Frederic Maligne courtesy Théâtre du Capitole


 
La distribution est enthousiasmante, à commencer par un impérieux Wotan campé par Tomasz Konieczny, majestueux et torturé. Le baryton-basse polonais exécute magnifiquement sa partie vocale d’une grande difficulté, alternant légèreté suppliante et coups de tonnerre dramatique, la souplesse de sa tessiture lui permettant bien des audaces. La mezzo-soprano Anna Smirnova fait une puissante Brünnhilde par la largeur de sa voix. Le ténor Michael König et la mezzo-soprano Daniela Sindram forme de convaincants Siegmund et Sieglinde, la mezzo-soprano Élena Zhidkova une redoutable Fricka, la basse russe Dimitry Ivashchenko, déjà vu l’an dernier au Capitole dans Le Prophète de Meyerbeer, un Hunding au timbre séduisant.

Dans la fosse, Claus Peter Flor anime l’Orchestre national du Capitole avec dynamisme et précision, faisant ressortir les couleurs et le lyrisme de l’orchestre wagnérien, raffinant les leitmotive tout en refusant de bruler tous ses vaisseaux, contenant cette lave poétique exacerbée qui s’épand inéluctablement trois heures trente durant. On ne peut qu’être saisi par ce déferlement romantique, cette tension sans interruption portée par une mélodie poignante qui n’en finit pas de s’étendre pour déplorer la fin d’un monde. Autre grand révélateur de vérités interdites Baudelaire ne s’était pas trompé sur Wagner : « cette musique-là exprime avec la voix la plus suave ou la plus stridente tout ce qu’il y a de plus caché dans le cœur de l’homme. »

La Walkyrie, de Richard Wagner (mise en scène Nicolas Joël), jusqu’au 11 février 2018 au Théâtre du Capitole de Toulouse.

L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru :
Erik Satie (éditions Actes Sud).