par Romaric Gergorin
Lorsque Verdi s’empare de Macbeth, cette tragédie de la culpabilité devient un aérolite musical reflétant tous les aspects du conflit lorsque la conscience est en lutte avec elle-même. Et, cet été, une création liégeoise s’impose comme l’occasion de voir comment Shakespeare et Verdi font surgir le monde nocturne et baroque de la vie intérieure… au moment de sa domestication par le vorace monde numérique, qui la dévore grâce à la servitude volontaire de ses usagers.
Avec Macbeth, Verdi introduit l’intériorité des personnages dans sa dramaturgie. Organisateur novateur d’un théâtre en musique qui associe mélodrame et tragédie, il commence ici sa confrontation avec Shakespeare qui lui inspirera par la suite un Othello et un Falstaff. Le directeur de l’Opéra de Liège, Stefano Mazzonis di Pralafera, metteur en scène de cette production, a choisi de présenter la version retravaillée par Verdi en 1865, mais avec le final de la première version de 1847, où Macbeth seul sur scène, déplore avoir été le jouet des sorcières, une conclusion appropriée pour mettre en valeur son interprète, le baryton italien Leo Nucci, légende vivante du monde lyrique qui continue vaillamment à monter sur scène à 76 ans.
Avant d’en arriver à cette conclusion fatale, rappelons l’irréductibilité de la pièce de Shakespeare à toute interprétation univoque. Monolithe de mystère, Samuel Beckett l’estimait irreprésentable, seul la lecture de son texte pouvant transmettre son génie, ce qui reste une interprétation à rebours des considérations de Shakespeare, qui écrivait uniquement pour la scène et ne se soucia jamais de faire publier ses pièces. « Tout est élémentaire dans Macbeth, sauf la langue, qui est baroque et d’une complexité poussée à l’extrême. Une telle langue se justifie par la passion de l’âme humaine » estimait Borges.
La nuit de l’âme
C’est ce basculement dans le monde en suspens de l’âme, monde nocturne de l’inconscient, que saisit Verdi dans cet opéra sur l’insondable conflit intérieur de ses personnages.
Macbeth défie l’impératif catégorique Tu ne tueras point, qui s’est introduit dans son esprit, et s’avère poursuivi par cette instance morale, beaucoup plus que par la réalité de ses meurtres, lui qui tua tant d’hommes à la guerre. « Cet interdit s’est glissé dans son âme de manière incompréhensible et sournoise, au moment même où le meurtre pouvait lui ouvrir un passage vers ce qu’il y avait de meilleur au monde à ses yeux, vers l’accomplissement de tous ces désirs », constate le philosophe Léon Chestov. Verdi déploie toute une dramaturgie des ténèbres de l’âme de Macbeth et de sa femme, otages de leurs passions qui les mènent à leur perte.
« L’entrée dans le monde de la nuit casse ainsi les ressorts du beau chant, c’est-à-dire d’un langage commun à tous les personnages. En cédant à leurs démons, Macbeth et sa femme deviennent radicalement étrangers aux autres, ils voient ce que les autres ne voient pas et ne voient pas ce que les autres voient », remarque Gilles de Van, éminent musicologue, spécialiste de Verdi et pour qui « la longue nuit de Macbeth constitue un défi au langage généralement clair, voire vigoureux du mélodrame traditionnel, impropre à traduire les visions et les apparitions fantastiques auxquelles elle donne lieu. »
La mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera s’attache à donner corps à ce monde de démons, qui apparaissent en créatures cornues vêtues de robes de tulles, se contorsionnant dans des danses démoniaques qui entrainent le couple maudit dans sa déréliction fatale. Après la scène de dupes des sorcières qui proclame Macbeth seigneur de Glamis, Thane de Cawdor et bientôt roi d’Écosse, l’intrigue commence dans un grand damier de jeu d’échecs, avec un miroir placé de biais sur les hauteurs de la scène de l’Opéra Royal de Wallonie, reflétant cette partie d’échecs impitoyable. Puis des panneaux mouvants assez sobres font office de scénographie et restent discrets, l’essentiel de la mise en scène se concentrant sur la caractérisation des personnages de cette histoire qui se joue sur la rapidité inéluctable de l’action.
Lady Macbeth pousse impitoyablement son mari à tuer le roi Duncan. Après le meurtre, déjà la conscience de Macbeth l’assaille de remords jusqu’à la folie. Ainsi en plein banquet, alors qu’il est désormais roi d’Écosse, il voit apparaitre trois fois le spectre de son fidèle compagnon Banco qu’il vient de faire assassiner pour faire mentir la prédiction des sorcières qui indiquait que la lignée de Banco donnera des rois. Or Macduff, le fils de Banco réussit à s’échapper. Inquiet, Macbeth va consulter les sorcières, qui de nouveau l’induisent en erreur en lui certifiant qu’il conservera le trône tant que la forêt de Birnam ne se mettra en marche contre lui. Mais sans plus tarder il voit des arbres en mouvements se déplacer vers son château : les soldats de Macduff et de Malcom, fils du défunt roi Duncan, camouflés par des branchages prélevés dans la forêt de Birnam s’avancent pour le combattre.
Le bruit et la fureur
Lady Macbeth, accablée par cette fatalité retorse se jouant de ses ambitions, se suicide. Qu’importe désormais à Macbeth, qui peut enfin dire sa sentence la plus amèrement cinglante : « La vie ? Quelle importance ? C’est une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, et qui ne signifie rien. » Cette foudroyante histoire d’envoutement de la conscience, dans laquelle Orson Welles voyait les derniers feux du paganisme, incarnés par les sorcières, vaincus par le christianisme, est magnifiée par la plasticité de l’écriture de Verdi qui donne vie musicalement à tous les mouvements intérieurs de ses personnages hantés par des forces qui les dépassent.
L’ambiguïté et l’opacité de l’âme humaine inspire au compositeur italien peut-être son chef d’œuvre, du moins son œuvre la plus captivante et la plus homogène, tant par la dramaturgie des personnages que la dramaturgie à l’intérieur du discours musical. Cet âpre conflit interne au monde de l’âme fait écho aux appréciations sur ce même thème d’un contemporain de Verdi, Flaubert, qui, sarcastique, mettait en garde Mademoiselle Leroyer de Chantepie, une demoiselle prolongée avec qui il entretenait une correspondance : « Notre âme est une bête féroce ; toujours affamée, il faut la gorger jusqu’à la gueule pour qu’elle ne se jette pas sur nous. »
Leo Nucci campe un Macbeth paroxystique, par sa présence intense et son timbre au large ambitus qui sait se montrer velouté, et prouve par son impressionnant volume sonore sa verdeur loin des chenus et cacochymes septuagénaires de son âge. Le chanteur italien avait été filmé dans ce même rôle par Claude d’Anna en 1987, aux côtés de l’incroyable Shirley Verrett en Lady Macbeth, sous la direction de Ricardo Chailly.
À Liège, face à lui, sa partenaire Tatiana Serjan impose une Lady Macbeth à l’amplitude vocale tout aussi imposante, avec notamment une convaincante scène de somnambulisme aux effets bien dosés. En Banco Giacomo Prestia tire son épingle du jeu en incarnant un splendide personnage shakespearien, avec une voix charnue et impérieuse. Le Macduff de Gabriele Mangione, un brin juvénile, colle bien à ce frêle personnage instable. À la baguette, Paolo Arrivabeni insuffle dynamisme et précision à l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie, restituant avec éclat la dimension spectrale de ce drame de la conscience pris dans les rets de son impératif moral.
Macbeth de Verdi, dirigé par Paolo Arrivabeni, mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera, présenté à l’Opéra Royal de Liège jusqu’au 26 juin 2018. A voir aussi sur Culturebox et Mezzo.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).