par Romaric Gergorin
Ce spectacle total donne ainsi à voir une violence stylisée, virale et radicale comme celle infusée aujourd’hui partout dans l’espace public, avec comme antidote, la défense de l’art pour l’art.
Fils d’un trompettiste inspecteur des abattoirs à Pesaro et d’une soprano, Gioacchino Rossini est élevé dans un milieu modeste mais engagé, son père étant un ardent défenseur de la Révolution française, ce qui lui fera perdre ses charges. Après le vagabondage de la vie de bohème artistique vécue par ses parents, les Rossini se fixent à Bologne pour échapper à la vindicte de l’Etat Pontifical lancé contre les sympathisants de la révolution.
Le jeune Gioacchino y reçoit une solide éducation musicale au Liceo musicale et accompagne au clavecin les spectacles lyriques auxquels ses parents participent dans différents théâtres. Il commence très jeune à écrire des opéras comiques en un acte, des farces remportant un succès croissant. Le premier triomphe vient avec L’Italienne à Alger créé en 1813 à Venise.
Rossini a vingt et un ans et se lance dans une prodigieuse série d’œuvres lyriques, composant plus de trente opéras en une quinzaine d’années. Il diversifie allègrement les registres, de l’opéra-bouffe du Barbier de Séville à l’opéra seria Mosè in Egitto que Balzac admira tant qu’il lui consacra une nouvelle entière, Massimilla Doni. A seulement vingt-quatre ans Rossini est déjà célèbre dans toute l’Europe et créé ses opéras à Venise, Rome, Milan, Naples qu’il quitte lors de la révolte des Carbonari pour Vienne puis Londres. Il s’installe à Paris en 1824 où il prend la direction du Théâtre-Italien. La France raffole alors des crescendos rossiniens, ces vertigineuses accélérations vocales des tuttis soutenues par l’orchestre qui ont une vitalité irrationnelle annonçant déjà le dérèglement surréaliste.
Dans le monde, en retrait du monde
La virtuosité de l’écriture du « cygne de Pesaro » prolonge la neutralité heureuse du XVIIIe siècle en y ajoutant un sens de l’absurde, une onctuosité vocale et les germes d’un romantisme naissant. Ce mélange d’humour, de sophistication et de mélodies virevoltantes fait fureur et Rossini est nommé intendant de la musique royal et inspecteur général du chant par Charles X. Quand il élabore Guillaume Tell en 1829, il change son angle de tir et n’écrit ni un opéra-comique ni un opéra dramatique mais le premier prototype du grand opéra. Ce genre français à venir démultiplie l’orchestre, les décors et les effets scéniques, avec une intrigue basée sur un événement historique –cette mode pharaonique battra son plein avec Meyerbeer, Donizetti et Halévy. Œuvre inattendue qui annonce déjà les grands Verdi et Wagner, Guillaume Tell déconcerte. Cet opéra gigantesque est mal accueilli par le public et son compositeur voit sa position malmenée par la révolution de 1830.
À la surprise générale, face à ces contrariétés, Rossini décide d’arrêter de composer à seulement 37 ans. Il passera les 39 dernières années de sa vie dans une fausse oisiveté, entre hédonisme de façade –le tournedos Rossini fût nommé en hommage à son appétence pour la viande rouge– angoisse et dépression masquées par l’humour. Avec la création tardive de deux ultimes chefs d’œuvres de musique sacrée regorgeant de sensualité, le Stabat Mater et la Petite messe solennelle, il prouve qu’il possède encore tous ses talents mais qu’il ne veut plus écrire, bien avant le Bartelby de Melville qui préfère s’abstraire de la vie sociale.
Stendhal écrivit du vivant du compositeur italien une Vie de Rossini bien avant que cet énigmatique créateur ne fût remis en cause par une postérité hésitante qui depuis une vingtaine d’années le réévalue de nouveau à son avantage. Le néo-dadaïste Alberto Savinio voyait en lui un compositeur refusant de se confronter au bien et au mal, ce que réfute précisément la mise en scène de Guillaume Tell présentée à Lyon qui fait de la morale son thème principal. L’auteur d’Hommes, racontez-vous estime la note rossinienne n’être « qu’un symbole sonore, mieux encore un « signe sonore », qui doit être maintenu par un miracle de la volonté. (…) Rossini –le sceptique, l’épicurien est aussi un phénomène extraordinaire de volonté. Est-ce la raison de l’amour démesuré de Schopenhauer, philosophe de la volonté pour Rossini ? Goethe assurait que l’homme peut volontairement prolonger sa vie ; mais parvenir à prolonger la vie du siècle où l’on est né, est un tour de force dont Rossini s’est avéré le seul capable.
En effet, pour sa convenance personnelle, Rossini prolonge le XVIII° siècle au XIX° siècle, apportant la sérénité, l’absence de dramatisme, l’hédonisme du XVIII° dans le bouillonnement dramatique et créatif du XIX° ; mais comme les tours de force eux-mêmes ont une limite, Rossini, après Guillaume Tell, cesse d’écrire, parce qu’il sent qu’il ne lui est plus possible de porter plus loin l’innocence, l’hédonisme du XVIII° siècle et, s’il veut continuer à parler musicalement et se faire entendre dans le chœur d’autres voix musicales, il lui faudra franchir le seuil du bien et du mal. »
Dire l’Histoire à travers l’opéra
Schiller acheva Guillaume Tell, son avant-dernière pièce, en 1804, sur une idée de Goethe. En parlant de la lutte des suisses contre les Habsbourgeois au moyen-âge, ce drame historique se veut une critique du despotisme napoléonien. Face à la domination jacobine des français, Schiller oppose un sentiment national allemand en devenir incarné par ses protagonistes suisses, en s’inspirant des Réflexions sur la Révolution française d’Edmund Burke. Rossini et ses librettistes adaptent la pièce en français en 1829, en pleine période de contestation et de revendications des libertés, quelques mois avant que n’éclate la révolution de Juillet dite des Trois Glorieuses. Depuis lors, Guillaume Tell est entré dans la culture populaire surtout par son ouverture, très souvent jouée, fameuse pour faire office de bande-son choc d’Orange mécanique de Kubrick, pendant la séquence où Alex, le personnage principal, abuse des jeunes femmes.
Le metteur en scène iconoclaste Tobias Kratzer s’inspire de ce film pour élaborer un dispositif conceptuel particulièrement efficace à l’Opéra de Lyon. Il habille ainsi les autrichiens occupant la Suisse comme les odieux « droogies » de Kubrick : pantalons et chemises blanches, rangers noirs, chapeaux melons et battes de base-ball. Les Suisses sont habillés en noirs, l’action se passe sur un plateau épuré avec en arrière-fond un tableau de paysage montagnard envahi progressivement de striures noires –décors et costumes de Rainer Sellmaier. Les Suisses jouent des instruments de musique, et vont même transformer violons, violoncelles et clarinettes en armes de combats pour lutter contre les autrichiens, avec à leur tête le terrible bailli Gessler.
Le baryton italien Nicola Alaimo campe un Guillaume Tell ample et précis, incarnant avec aisance ce personnage qui tente de soulever son peuple face à l’occupation autrichienne. Mais c’est le ténor américain John Osborn à qui revient le rôle le plus essentiel, celui d’Arnold, le jeune aristocrate prêt à trahir les siens pour l’amour de l’autrichienne Mathilde –admirable Jane Archibald. La jeune autrichienne le convaincra de résister avec Tell et ses insurgés, celle-ci montrant l’exemple en les ralliant tout en abandonnant sa patrie. La basse Jean Teitgen incarne avec une belle intensité et un sadisme altier le ténébreux Gessler. Il enchante tant par sa voix séduisante que par sa présence impérieuse.
Tout le reste de la distribution est également très impliquée pour revitaliser avec éclat le grand opéra de Rossini : Enkelejda Shkosa en Hedwige, l’épouse de Guillaume Tell, Jennifer Courcier en son fils Jemmy, Tomislav Lavoie en Melcthal, père d’Arnold. Mais le grand triomphateur de la soirée s’avère Daniele Rustioni, le chef principal de l’Opéra de Lyon qui est ici à son meilleur pour donner couleurs et énergie à cette œuvre-monstre, en insufflant une unité à des parties disparates et une puissante expressivité à chaque instant. Galvanisé par son chef, cette proposition scénique de Tobias Kratzer convainc par sa transposition du magnum opus de Rossini en une rêverie équivoque, métamorphosant les débuts du romantisme lyrique en abstraction pessimiste sur l’éternel retour du mal.
Guillaume Tell de Gioachino Rossini, Opéra de Lyon, vu le 7 octobre 2019. www.opera-lyon.com. Bientôt diffusé sur France Musique dans Samedi à l’Opéra. francemusique.fr Pour approfondir : Damien Colas, Rossini, l’opéra de lumière, Gallimard Découvertes. Stendhal, Vie de Rossini, Folio-Gallimard.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).