par Romaric Gergorin
Étonnant destin que celui de Stéphane Mandelbaum, jeune artiste belge victime de son imaginaire qui le broya fatalement lorsqu’il essaya de l’éprouver dans la réalité. Dessinateur et peintre fasciné par le mal et le crime, il en est mort assassiné suite à un vol qui aura mal tourné. Avant cette fin tragique, cette personnalité fragmentée témoigna d’un état d’esprit qui prévalut des années 1970 aux années 1990, fait de recherche d’identité et de transgression radicale, bien avant l’actuel triomphe tyrannique de la bien-pensance de la culture victimaire. Bien au contraire, d’origine juive, Stéphane Mandelbaum aspirait à une revanche artistique sur les horreurs de l’Histoire et n’hésitait pas à s’arroger de manière troublante les figures du nazisme dans son imagerie personnelle. Issu d’une famille d’artistes, sa mère, Pili, est une talentueuse illustratrice arménienne, son père, Arié, un peintre reconnu, d’origine juive polonaise. Le jeune Stéphane se met lui-même rapidement au dessin pour pallier une dyslexie et étudie dans un établissement pour enfants atteints de troubles du comportement à Charleroi.
Des racines et des hommes
En 1979 il rejoint une école d’art à Bruxelles dirigée par son père. Inspiré par le cinéma, les peintres expressionnistes, mais aussi ses visites dans les musées italiens et parisiens, le jeune Mandelbaum n’arrête pas de dessiner, au fusain, au stylo-bille, à la mine de plomb. Il questionne sa judéité dès ses débuts, en réalisant plusieurs portraits de son grand-père polonais, Szulim, qui lui apprit le yiddish. Il le représente en patriarche ou en héros du socialisme, celui-ci étant son seul lien vivant avec la culture ashkénaze de ses ancêtres. En parallèle il n’hésite pas à s’emparer des symboles nazis, et réalise d’étonnants portraits des dignitaires du Troisième Reich Joseph Goebbels et Ernst Röhm, d’après des photographies d’époque.
Fasciné par Pasolini, comme lui méprisant tous risques et finissant assassiné, de l’intrépide italien il s’approprie un goût pour la distanciation équivoque qui place le spectateur face à sa propre ambiguïté. Il admire aussi la fulgurance de Rimbaud avec lequel il partagera la brièveté et la précocité de l’activité artistique ainsi qu’une expressivité viscérale. De Francis Bacon il retient qu’il importe avant tout de « dégrader l’image pour lui rendre toute sa visibilité ».
Ses portraits de Pasolini et Bacon sont parmi les plus étonnants de son œuvre et ressemblent étrangement à ses autoportraits, comme si sa pratique artistique était un moyen pour se créer une filiation et des ressemblances reposant sur ses affinités électives. Il est aussi profondément marqué par Souvenirs obscurs d’un juif polonais de l’inclassable Pierre Goldman, activiste et intellectuel d’extrême gauche – lui aussi assassiné dans des circonstances non élucidées. Après cette lecture, Mandelbaum réalise un portrait de Goldman édifiant dans sa neutralité.
Plus dure sera la chute
Sa première exposition à la Galerie Christine Colmant à Bruxelles en 1985 est dédiée à son père et à un proxénète notoire qu’il ne connaît pas. Obnubilé par le monde interlope du crime et des bas-fonds, il représente de multiples scènes se déroulant au Mambo Club, une maison de rendez-vous bruxelloise peuplée de femmes de petite vertu d’origine africaine. Marié à Claudia, une jeune congolaise, il se lance dans un trafic d’art africain et participe à quelques cambriolages. Il disparait brutalement le 1er décembre 1986. Son corps ne sera retrouvé fortuitement par des enfants dans une cavité rocheuse des alentours de Namur qu’en janvier 1987. Il aurait été exécuté par des séides du commanditaire d’un vol d’un Modigliani qu’il avait réalisé, celui-ci s’avérant un faux.
Pouvant être inspiré aussi bien par un personnage du Lotus bleu de Hergé que du maniériste de la Renaissance Arcimboldo, Mandelbaum multiplia jusqu’au vertige les citations, de Picasso à Hokusaï, détournant les codes de la publicité, du cinéma et de la bande dessinée. Il aura réussi, dans sa brève trajectoire, à construire une œuvre hétérogène dont le sujet est l’intensité et la violence de ses passions liées au désir mimétique. Ses portraits de Bacon, Rimbaud, Pasolini, communiquent directement l’attractivité foudroyante qu’ils exercèrent sur l’artiste.
Passant à travers le miroir de la représentation, sa passion pour le gangstérisme lui fut fatale. En se confrontant à la réalité du monde du crime qui le fascinait tant, il en est mort aussitôt. Cette inclination pour l’exploration des frontières interdites entre réel et imaginaire fait de lui un artiste essentiel de l’expérience des limites. Il aura exprimé ainsi tout autant une douleur criante qu’un triomphe de l’audace de la vie pleinement vécue.
Après dada et Artaud
Né Isidore Goldstein en Roumanie en 1925 dans une famille juive, Isou est, selon ses dires, un enfant surdoué dévorant très tôt les grandes figures de la littérature et de la philosophie. En lisant à seize ans une phrase du philosophe allemand Hermann von Keyserling mal traduite, il comprend : « le poète dilate les voyelles » au lieu de : « le poète dilate les vocables ». Ainsi prend forme en lui les prémisses du lettrisme dont il ne tarde pas à concevoir le manifeste. Après une traversée de l’Europe en ruines, il s’installe en 1945 à Paris en plein Saint-Germain-des-Prés où il organise avec son ami le poète et peintre Gabriel Pomerand la première manifestation lettriste en 1946. « Les lettristes sont irrécupérables jusqu’à la société de l’éternité concrète, paradisiaque » proclame-t-il en pleine continuation du dadaïsme mais avec une pointe lyrique toute personnelle.
Avec le soutien de Raymond Queneau et Jean Paulhan il publie en 1947 l’Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique. Il voit l’évolution du langage poétique en deux mouvements successifs : la phase amplique qui raffine les moyens de description et représentation du réel, puis la phase ciselante qui retourne à une matière primordiale de la poésie. Il prend la lettre comme stade ultime de la décomposition du langage et postulat possible pour renouveler la poésie du réel. Ainsi naît la poésie sonore du lettrisme en droite ligne des ultimes expérimentations d’Artaud fondées sur des glossolalies et autres brisures du sens commun.
En continuant la décomposition radicale de tout médium, Isou conçoit l’hypergraphie en 1950, méthode de création d’alphabets, d’idéogrammes et de pictogrammes qui sont autant de signes déjouant toute représentation identifiée. Avec Gabriel Pomerand et Maurice Lemaître il conçoit ces nouveaux codex langagiers qui donnent naissance à des romans hypergraphiques mais aussi des peintures qui appellent à être déchiffrés comme des rébus. La « discrépance » et la « ciselure », la « mécaesthétique », l’« art infinitésimal », le « cadre supertemporel », sont autant de termes et propositions esthétiques d’Isou qui vont être des marqueurs incontournables de l’histoire des avant-gardes. Sorti dans les salles en 1951, son impressionnant Traité de bave et d’éternité va être le premier film qui disjoint le son de l’image, admiré notamment par Jean-Luc Godard qui s’en inspirera.
Art total à tous les étages
On apprécie tout particulièrement dans cette monographie proposée par le Centre Pompidou les touchants tableaux-commentaires de l’histoire de l’art dans lesquels Isou reproduit au centre de la toile un tableau de Matisse ou de Picasso, qu’il adjoint sur les côtés de signes et de ses analyses comparatives des grands peintres de la modernité avec son propre travail. Publié qu’en 2003, sa somme La créatique ou la Novatique, conçue entre 1941 et 1976 déploie tout son apport théorique en neuf tomes autour d’une pensée totalisante intégrant tous les arts.
Malheureusement, l’inventif Isou, comme beaucoup de figures des avant-gardes, connait une durable éclipse, depuis que l’époque est figée au concret du réel psychologique, naturaliste et sociologique. À vrai dire, Isou fut « tué » une première fois quand un jeune lettriste nommé Guy Debord s’émancipa de sa tutelle pour créer l’Internationale Lettriste puis l’Internationale Situationniste. Comme avait fait André Breton avec Tristan Tzara avant lui, Debord lamina toute légitimité d’Isou qui ne s’en releva pas. En ces temps de réévaluation de la connaissance des arts, peut-être que l’heure d’Isou va enfin arriver, « éclat, lui, d’un météore, allumé sans autre motif que sa présence, issu seul et s’éteignant ».
Stéphane Mandelbaum et Isidore Isou, deux expositions au Centre Pompidou jusqu’au 20 mai 2019. www.centrepompidou.fr
À noter les remarquables catalogues Stéphane Mandelbaum, sous la direction d’Anne Montfort, éditions Dilecta et Centre Pompidou, 30 euros et Isidore Isou, sous la direction de Nicolas Liucci-Goutnikov, éditions du Centre Pompidou, 144 pages, 32 euros.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).