Les termes culinaires qui circulent entre les langues et les cultures connaissent des fortunes variées. Les mots d’une langue peuvent être adoptés, naturalisés ou simplement disparaître dans une autre langue. Quel est le destin linguistique du vocabulaire culinaire ?
Bienvenue au bifteck
La circulation et l’adoption interculturelle des mots culinaires suit souvent les chemins oubliés des migrations humaines. À l’image des « tempura » japonais, ces beignets de légumes (aubergine, poivron, courgette) ou de fruits de mer, enveloppés d’une fine et légère pâte à frire, composée de farine, d’œuf et d’eau glacée. Très populaire au Japon, le mot « tempura (天ぷら » vient du portugais, tout comme la technique des beignets. À l’origine, les marchands et missionnaires jésuites de la région d’Alantejo (Portugal) installés à Nagasaki à la fin du XVII° siècle, qui observaient les temps de jeûne du calendrier liturgique au commencement des quatre saisons (les « Têmporas » ; en français, les « Quatre-Temps »). Durant ces périodes d’abstinence de viande, ils cuisinaient des beignets de légumes frits, appelés « Peixinhos da horta » (« petits poissons du jardin »). « Tempura » dérive du portugais « Têmporas ».
Autre exemple, le mot « bifteck » : il apparaît dans la langue française dans les années 1820. Alexandre Dumas lui consacre un article de son Grand Dictionnaire de cuisine : « Je me rappelle, écrit-il, avoir vu, après la campagne de 1815 où les Anglais restèrent deux ou trois ans à Paris, naître le bifteck en France ». Peu après, « nous lui donnâmes son certificat de citoyenneté ». Une fois naturalisés, les mots et les pratiques culinaires se diffusent jusqu’à devenir des marqueurs de l’identité nationale. En 1956, Roland Barthes inscrit « le bifteck et les frites » dans les grands mythes populaires français.
Il existe une autre variété fascinante qui peuple les lexiques culinaires : les mots « acclimatés ». Nombre d’entre eux ont été imaginés au XVIII° siècle —il s’agit du nom commun des plantes alimentaires venues d’Amérique qu’il a fallu intégrer dans les « systèmes culinaires » européens. Un choix crucial qui ne s’est pas fait dans toutes les langues selon les mêmes règles. Prenons la « tomate » : en France, elle fut longtemps la « pomme d’amour » ; le mot « tomate » est adopté au XVIII° siècle et vient de « tomatl » en nahuatl (la langue des Aztèques). Les Italiens l’ont nommé « pomodoro » (la « pomme d’or ») et l’ont sublimée dans leur cuisine. Le tubercule de Parmentier a suivi en français une logique inverse de celle de la tomate : la « papa » en langue quetchua, devenue « patata » ou « patate » (« potato » en anglais) s’est effacé au profit de la « pomme de terre » et de ses frites au destin national (« French fries »).
Le voyage des mots
Dans notre imaginaire culinaire, les dénominations tracent les lignes de partage entre le familier, l’étrange et l’exotique – parfois le merveilleux. Ainsi en va-t-il du topinambour, dont le nom français signale l’origine exotique (de la tribu amazonienne des Tupinambas, réputés autrefois pour leur cannibalisme). L’anglais a fait un choix bien différent pour le tubercule, presque merveilleux, en le dénommant « artichaut de Jérusalem ». Un choix « inclusif ». Même logique pour l’ananas (du tupi-guarani « naná naná », qui signifie « parfum des parfums ») et qui devient en anglais « pineapple », une grosse « pomme de pin » (si l’on traduit littéralement).
Dans l’économie des échanges linguistiques, la langue française a longtemps été exportatrice de mots culinaires. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir un livre de cuisine du XIX° ou XX° siècles en anglais, russe, turc ou japonais pour voir surgir un florilège de mots français : ragoût, sauce, mousse, bouillon, coulis, velouté, demi-glace, roux, marinade, émulsion, chiffonnade, papillote, julienne… Et de nombreux verbes : blanchir, sauter, pocher, braiser, paner, émincer, réduire… Tout au long du XIX° siècle, les chefs français au service des cours princières et des Palaces, ont imposé les règles de la grammaire culinaire française. Mais également le « repas à la française », de l’ordre des mets aux manières de table. Antonin Carême (1784-1833), connu comme « le roi des chefs et le chef des rois », fut l’un des pionniers de la diffusion du vocabulaire culinaire français hors de France.
Aujourd’hui, les outils de la linguistique computationnelle permettent de suivre précisément la diffusion des termes culinaires —dans le temps et géographiquement— grâce aux menus des restaurants. L’usage des mots culinaires est un marqueur des habitudes alimentaires. Dan Jurafsky, chercheur en linguistique à Stanford, a récemment analysé à l’aide d’algorithmes statistiques, le contenu de 6 500 menus de restaurants dans 7 métropoles américaines —correspondant à 650 000 plats.
Démêler la « langue macaronique » des menus a notamment permis de quantifier la place des mots étrangers dans le lexique culinaire américain. Le vocabulaire français, qui longtemps arrivait en tête, est en net reflux. L’Asie domine avec les mots japonais : tempura, uni, wagyu, sushi, yuzu, sashimi, miso, shabu, kobe, ponzu, wasabi…
Les lois de l’échange et le marché du vocabulaire culinaire signalent l’évolution des comportements alimentaires. Le « capital culinaire » français est associé au français. Longtemps exportatrice, notre langue est devenue importatrice de mots : brunch, snacking, fooding, fast et slow food, bowl, ramen, tacos, « viande snackée », « cuisson plancha »… Chaque année, de nouvelles « salades de mots » composent nos menus. Parmi les récentes « entrées » du Larousse 2016-17 : wrap, phô, yuzu, teriyaki, goji et algue nori…