par Romaric Gergorin
Observateur de la décadence de la fin du XIX°, Huysmans abhorrait les prémisses de la vie moderne. Après des débuts littéraires dans l’orbite de Zola, il rompit violemment avec le naturalisme en écrivant À rebours dont les élans vers l’idéal de son personnage principal, des Esseintes, prennent la forme d’une quête esthétique qui inspirera celle d’un autre inquiétant dandy : Dorian Gray.
Or cette recherche des artifices dans l’art, c’est avant tout celle des Huysmans, à commencer par le père de Joris-Karl qui était peintre lithographe, mais aussi un aïeul qui connut la célébrité, Cornélius Huysmans dit Huysmans des Malines, peintre paysagiste flamand. Cette nouvelle édition des Écrits sur l’art de l’auteur d’À vau-l’eau présente la totalité de ses chroniques sur la peinture, avec notamment 40 textes inédits en volume.
À cette somme remarquablement éditée et annotée par Patrice Locmant s’ajoutent deux cahiers de reproductions en couleur des œuvres recensées, permettant ainsi d’observer les extrapolations de Huysmans, de chercher obstinément le détail révélateur des obsessions des peintres.
L’art tremplin de l’écriture
Jeune adolescent, Huysmans fréquente le Louvre, musée qui lui révèle l’art, vu pour lui comme ouverture vers l’expression. « L’idée d’écrire m’est certainement venue, alors que sorti du collège, j’allais me promener au Louvre » écrit-il au poète belge Emile Verhaeren. De fait il rendra hommage à la peinture dans ses romans et sera un découvreur et promoteur important de l’impressionnisme. Le premier texte publié par Huysmans, en 1867, est consacré à des peintres paysagistes. En esthète de l’absolu, il défend un inconnu nommé Manet en 1877 puis, en 1889, finit par délaisser la peinture de son temps pour s’intéresser aux dessins de Victor Hugo, aux retables de Grünewald et à Fra Angelico.
Il admire « la cabotine et la drôlesse » Nana issue du roman de Zola et peint par Manet. « Nana est donc arrivée, dans le tableau du peintre, au sommet envié par ses semblables et, intelligente et corrompue comme elle est, elle a compris que l’élégance des bas et des mules était, à coup sûr, l’un des adjuvants les plus précieux que les filles de joie aient inventés pour culbuter les hommes. »
Souvent Huysmans a ses manies, comme de ne pas aimer les tons crayeux, le blanc de craie. Il s’attarde beaucoup sur l’érotisme à l’œuvre chez ses contemporains. Ainsi du « le corps nu lascif étendu d’une jeune fille à la jolie tête, un peu populacière » de Rolla de Henri Gervex que l’on aperçoit « après des intimités haletantes ».
Ce tableau suggestif lui rappelle les alcôves vénéneuses décrites par Baudelaire. Nous ne sommes pas loin des monotypes de Degas au bordel qui va bientôt faire son apparition.
Degas et le charnel
Mais Huysmans loue aussi le réalisme psychologique de Caillebotte. « En résumé, M. Caillebotte a rejeté le système des taches impressionnistes qui forcent à cligner de l’œil pour rétablir l’aplomb des êtres et des choses ; il s’est borné à suivre l’orthodoxe méthode des maîtres et il a modifié leur exécution, il l’a plié aux exigences du modernisme, en quelque sorte rajeunie et fait sienne. »
La promiscuité du corps féminin en pleine ablution scrutée avec ténacité par Degas ne pouvait que le saisir. Degas s’attaque à « la déchéance de la mercenaire abêtie par de mécaniques ébats » et surenchérit « en culbutant l’idole constamment ménagée, la femme, qu’il avilit lorsqu’il la représente, en plein tub, dans les humiliantes poses des soins intimes ».
Il en arrive à la conclusion que Degas exècre le monde charnel, mais « ce qu’il faut voir, dans ces œuvres, c’est l’inoubliable véracité de ces types enlevés avec un dessin ample et foncier, avec une fougue lucide et maitrisée, ainsi qu’avec une fièvre froide ».
À travers cette recherche aux finalités troubles, Degas réussit à atteindre l’expression du réalisme selon Huysmans, notion incomprise par « la brute que fut Courbet » et qui s’exprime en peu de mots : « un art exprimant une surgie expansive ou abrégée d’âme, dans des corps vivants, en parfait accord avec leurs alentours. »
Écrits sur l’art de J.-K. Huysmans, éditions Bartillat. 600 pages, 58 illustrations couleurs en deux cahiers, 34 euros, editions-bartillat.fr
À approfondir avec l’exposition Joris-Karl Huysmans jusqu’au 1er mars 2020 au Musée d’Orsay.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).