par Romaric Gergorin
Écrivain revenant quelque peu en grâce après un long purgatoire, Gautier occupe une place à part dans la littérature française du XIX° siècle, période offrant un nombre particulièrement important de grands auteurs. Il est certes difficile de se faire une place au panthéon des lettres lorsque ses contemporains s’appellent Hugo, Flaubert, Baudelaire. Même si Balzac déclara « Il n’y a que Gautier, Hugo et moi qui sachions la langue », l’auteur du Capitaine Fracasse fut durablement relégué dans les limbes.
Né en 1811 à Tarbes, issu d’une famille installée très vite à Paris, le jeune Théophile rencontre adolescent Gérard Labrunie — alias Gérard de Nerval — au lycée Charlemagne. Attiré par la littérature et la peinture, il participe en 1830 à la bataille d’Hernani où les jeunes romantiques défendent la pièce d’Hugo contre les « classiques ». Dans sa préface à son roman Mademoiselle de Maupin en 1835, Gautier déclare déjà l’art comme étant recherche du beau tout en niant ses visées moralistes et utilitaires défendues par certains. Il ne dérogera jamais à ce positionnement esthète qui l’enferma tout en le singularisant.
Une littérature plastique
Sollicité par Balzac, il écrit des nouvelles et des critiques d’art pour La Chronique de Paris. Il bascule ainsi dans l’enfer de la presse, écrivant toute sa vie dans les gazettes et revues pour pouvoir subvenir à ses besoins. Ce travail de forçat lui permet en même temps d’affiner son univers d’esthète, comme le remarqua le critique littéraire Émile Faguet : « Forcé par les exigences de la vie de rendre compte des ouvrages des autres, ce qui lui plaisait peu, il a laissé son tempérament reprendre ses droits là comme ailleurs, et, évitant le plus possible d’analyser les œuvres dont on le faisait juge, il en a fait des tableaux. »
De fait, Gautier invente une littérature plastique, écriture artiste qui rivalise avec la peinture pour décrire toutes les nuances du visible, en s’effaçant devant l’objet décrit. Faguet a bien compris cette démarche si particulière dans son analyse du chef de file des Jeunes-France. « Voir, seulement voir, reproduire et seulement reproduire, voilà tout son but. C’est ce que Sainte-Beuve appelle excellemment une soumission absolue à l’objet. Les muses de cette province nouvelle de la poésie ne sont ni l’Émotion, ni la Méditation, ni la Rêverie, non pas même l’Admiration ; ce sont la Curiosité, l’Intelligence et l’Exactitude, avec des yeux justes. Ce n’est pas peu. Le nombre est prodigieux des hommes pour qui le monde matériel est trouble et confus, pour qui les formes sont vagues, qui n’ont pas la sensation des perspectives, et qui confondent le violet avec le lilas. »
Gautier voyage beaucoup, en Hollande et en Belgique avec Nerval, mais aussi en Espagne, en Italie, en Grèce, en Algérie, en Russie. Il fonde en 1844 le club des Haschischins voué à explorer les paradis artificiels du cannabis, qui sera fréquenté notamment par Baudelaire. Ses amours contrariées avec la ballerine Carlotta Grisi pour qui il écrivit des livrets de ballets le poussent à se rabattre sur sa sœur la cantatrice Ernesta Grisi avec qui il a deux enfants, Judith et Estelle, qui épouseront les poètes Catulle Mendès et Émile Bergerat. Il avait eu auparavant un premier enfant, Théophile Gautier fils, fruit de sa liaison avec la belle Eugénie Fort. Il publie en 1852 Émaux et camées, son grand recueil poétique qu’il affine jusqu’en 1872. On peut y voir le premier manifeste de l’art pour l’art annonçant les parnassiens qui après lui vont aussi s’éloigner du lyrisme romantique pour une recherche plus esthétisante de la forme ciselée.
En 1857, Baudelaire dédie Les Fleurs du mal au « poète impeccable, au parfait magicien ès Lettres françaises, à mon très cher et très vénéré maitre et ami Théophile Gautier ». Ce dernier publie la même année Le Roman de la momie inspiré de l’égyptologie, à la mode depuis que Champollion a percé le secret des hiéroglyphes. Prenant pour modèle Le roman comique de Scarron, il fait paraître en 1863 Le Capitaine Fracasse, son œuvre la plus célèbre où l’écrivain peintre qui sommeille en lui s’exacerbe tout en virtuosité.
Écrivant des nouvelles fantastiques et toujours autant pour la presse faute d’autres revenus, Gautier devient une figure des lettres, recevant volontiers Flaubert, Baudelaire ou Gustave Doré dans sa petite maison 32 rue de Longchamp à Neuilly. Bibliothécaire de la princesse Mathilde (nièce de Napoléon et cousine de Napoléon III), président de la Société nationale des Beaux-Arts, il n’est pas étonnant qu’il fût dressé vent debout contre la Commune, tout comme Flaubert, Renan ou Daudet. Tableaux de siège que publient les éditions Bartillat regroupent les chroniques publiées par Gautier dans le Journal officiel de la république française qui remplaça le Journal officiel de l’Empire français qui l’employait alors.
Il y décrit l’impact du siège de Paris par les Prussiens après l’écroulement du Second empire et la débâcle des soldats de Napoléon III, puis les trois mois de l’insurrection la Commune qui suivit cet effondrement. Réfugié dans son pied-à-terre parisien rue de Beaune, Gautier déambule dans un Paris confiné. Dans la ville harassée, même les animaux ont disparu — chats, chiens et oiseaux redoutant d’être mangés par des Parisiens acculés par la famine. Visitant sa maison de Neuilly qu’il avait abandonnée à cause des combats se déroulant à proximité, Gautier exprime l’étrange sensation d’être devenu un étranger chez lui. « Quand on pénètre dans un logis désert depuis longtemps, il semble toujours qu’on dérange quelqu’un. Des hôtes invisibles se sont installés là pendant votre absence et ils se retirent devant vous ; on croit voir flotter sur le seuil des portes qu’on ouvre le dernier pli de leur robe qui disparaît. La solitude et l’abandon faisaient ensemble quelque chose de mystérieux que vous interrompez. »
La fin d’une époque
Toujours habité par son monde intérieur fait d’art, des vers surgissent soudain dans son esprit alors qu’il marche dans les boulevards. « Sur trois marches de marbre rose », fragments de Musset, l’obsèdent tant jusqu’à ce qu’il finisse par en identifier l’origine dans le Château de Versailles, en foulant un escalier de marbre rose. Ces notations littéraires empreintes de poésie finissent par s’obscurcir considérablement devant l’horreur que Gautier éprouve face aux ravages de la guerre. Il est stupéfié devant les destructions d’œuvres d’art, de monuments, d’immeubles que les Prussiens puis les Communards ont fait subir à Paris. « Dans la rue Royale, l’incendie avait continué l’œuvre des boulets et des obus. Des maisons éventrées laissaient voir leur intérieur comme des cadavres ouverts. »
Continuant l’exploration des destructions au centre de Paris, Gautier est sidéré devant l’impermanence, la fragilité du cœur même de la ville. « Arrivons donc à la place de l’Hôtel-de-Ville, où la dévastation se déroule dans toute sa grandiose horreur. L’âme reste douloureusement accablée devant cette jeune ruine faite de main d’homme. La frénésie d’abominables sectaires a détruit en un jour ce qui devait durer des siècles. » Devant la destruction du Palais des Tuileries, du Château de Saint-Cloud, de la maison de Mérimée avec ses manuscrits où « peut-être une sœur de Colomba et de Carmen s’était-elle envolée du brasier dans une gerbe d’étincelles », cet arpenteur du pavé parisien déplore la disparition de ce qu’on appelle aujourd’hui des « biens non-essentiels », c’est-à-dire des œuvres d’art.
Monuments et maisons brûlés, tableaux de maîtres et bibliothèques rares disparus, rues et boulevards détruits par le canon sont décrits par le menu par Gautier qui ne peut toutefois s’empêcher d’avoir le coup d’œil artiste quand un beau coucher de soleil éclaire les ruines du chaos. En composant sous forme de recueil ses Tableaux de siège, Gautier publie son dernier livre, œuvre testamentaire dans laquelle il révise nombre de ses positions esthétiques.
Alors qu’il avait dans sa jeunesse célébré les séductions du barbare contre l’utilitarisme de la civilisation moderne, le voici qui appelle à une unité nationale pour reconstruire ce qui peut l’être, et reconnait à l’industrie certaines vertus. Esthète foudroyé par l’anéantissement d’un art de vivre et par la négation de l’objet de son désir, l’art pour l’art, Gautier ne se remit pas de la destruction de Paris. Il mourut terrassé de chagrin en 1872 à soixante-deux ans.
Tableaux de siège, de Théophile Gautier, est paru aux éditions Bartillat.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).