Enfant, Jackie E. Davis adore dessiner mais, parce qu’elle ne se sent pas douée, elle se contente de gribouiller des cornets de glace et des vaches… jusqu’au jour où, probablement lassée, elle couche sur le papier une myrtille coiffée d’un chapeau. On est encore loin du personnage qui prendra forme dans sa BD Underpants and Overbites, mais c’est un bon début, ça la fait rire. Les dessins de visages, ce n’est pas son truc. Ce qu’elle aime par dessus tout, c’est les humains, parce que, dans de nombreuses situations, ils se ressemblent tous.
Douée pour saisir ces moments, parfois appelés de solitude, que l’on peut connaître un jour ou l’autre, Jackie sait nous détendre en prenant du recul, nous caricaturer sans nous humilier. Ses histoires font mouche parce qu’elle a toujours aimé les raconter, d’abord inspirée par les membres de sa famille. Sa mère a sept frères et sœurs, dont certains ont également des enfants, tout le monde a un rire terrible et des grandes dents, elle ne se prive évidemment pas pour grossir le trait dans le but de les amuser et forge ainsi son style. Après avoir rencontré son compagnon, Pat, le “purple guy” de la BD, une école d’art, elle partage son temps entre le dessin (15 heures par semaine quand même) et un job au coffee shop du coin. La productivité paie : Pat et le mystérieux « Nick » lui suggèrent de raconter sa vie via le personnage qu’elle a créé. Une planche chaque mardi, c’est son nouveau défi. Elle y peaufine son journal BD : Underpants and Overbites, donc, comprenez « Sous-vêtements et dents de lapin ».
Amour, famille, peurs existentielles : l’artiste explore ses émotions de manière authentique pour transposer sa vie réelle en dessins anecdotiques. Effet miroir garanti.
C’est dur de se regarder dans le miroir, mais c’est plus facile quand ce miroir me transforme en humanoïde rose et joufflu.
DIY et coups de mains
Cyprien Rose. On accroche vite avec vos personnages, soit parce que l’on a vécu des choses plus ou moins similaires, soit parce que l’on connaît quelqu’un comme ça…
Jackie.E.D. Complètement, je puise dans ma mémoire, dans mes rêves et dans mes espoirs, mais ça fonctionne surtout parce que les histoires sont tissées à la fois autour d’une relation de couple, ou de questions personnelles, voire existentielles, et de moments en société. C’est cela qui fait que les gens s’y retrouvent. Un jour une femme m’a dit : « Oh mais c’est totalement moi ! », une autre m’a dit : « Mon mec est un peu comme ça… » (Rires).
C.R. Ces personnages permettent de vous dévoiler sans trop détailler…
J.E.D. Oui, je souhaite que le dessin soit assez universel, car à part mes lunettes ou bien mes cheveux, et encore il faut chercher, il y a effectivement peu de détails physiques afin que d’autres personnes puissent s’identifier.
C.R. S’inspirer de votre réalité pour l’intégrer dans votre travail, c’est un une mise en abyme de votre vie dans une collectivité, c’est aussi une manière de mieux appréhender sa vie ?
J.E.D. Je pense que c’est même assez thérapeutique, car si quelque chose vient perturber mon quotidien, je tente de l’intégrer dans mon art. J’essaie d’exploiter toutes ces expériences, elles m’aident à grandir, que ce soit en tant que dessinatrice, ou pour en apprendre davantage sur moi-même en tant que personne. C’est une situation gagnant-gagnant tant que je maintiens une vision positive.
C.R. Au-delà de la relation avec Pat, vous incluez des proches, des copains, de la famille. Bientôt des personnes, ou des personnalités, de votre ville ? Il y a parfois des figures populaires qui donnent aux gens le sentiment d’être chez eux, ce qui peut aussi jouer sur le marketing…
J.E.D. Oui, j’ouvre davantage les situations, mais tout se fait au fur et à mesure, chaque chose en son temps…
C.R. Le musicien Amulets, dont on a parlé dans nos pages, a un jour partagé votre travail, c’est d’ailleurs de cette manière que je vous ai découverte. J’imagine qu’il vous a filé quelques tuyaux en matière de marketing. Comment communiquez-vous ?
J.E.D. D’abord, j’en parle à tout le monde, ça va des caissières du supermarché du coin au type de la compagnie d’électricité qui vient relever le compteur… Je leur dis (Elle prend une petite voix façon cartoon) : « Voulez-vous une de mes BD ? Allez… Allez quoi, prenez-en une ! » (Rires). Dès que je vois quelqu’un j’en parle, mais j’utilise aussi beaucoup Instagram, c’est surtout là où j’ai de la visibilité (plus de 8 000 followers), notamment depuis je me suis lancé dans l’aventure des hashtags !
C.R. Vous chouchoutez votre fanbase ?
J.E.D. Lorsque quelqu’un achète ma BD j’ajoute une carte de visite, des stickers, des goodies, mais il n’y a rien d’industriel, tout cela se fait un peu au jour le jour. Chaque jour est différent. Aujourd’hui avec cette interview, par exemple.
C.R. En plus d’Internet, vous allez aussi dans les conventions, ou les festivals, de BD ?
J.E.D. Je suis allée à Small Press Expo dans le Maryland, je n’avais pas vraiment de plan, j’y suis allé comme ça et j’ai tenté de négocier mes BD auprès de distributeurs ou de vendeurs, mais ce n’est pas évident de se vendre, surtout quand on débute. J’ai aussi fait une convention à Rochester, dans le Texas, où j’habite après avor longtemps vécu à Austin. Toute ma famille est venue, j’étais ravie. Je prévois d’en faire une à Toronto bientôt. J’aime beaucoup me servir d’Internet pour inviter le public à ces rencontres hors Internet, c’est très bien, surtout quand on peut les revoir deux à trois fois par an. On tisse un réseau et certains passent le mot à leurs amis ou à leur famille qui se trouvent dans les villes où l’on va passer plus tard, c’est super.
Se débrouiller en solo
C.R. Pour le moment vous êtes donc votre propre éditrice ?
J.E.D. Oui, j’ai essayé auprès d’éditeurs mais il y a souvent des formats particuliers à respecter. Pour moi, ce sont surtout des contraintes. Travailler avec toutes ces règles et ces deadlines c’est assez difficile, on m’a demandé huit semaines d’avance pour lancer une série, ce qui était trop pour moi à l’époque.
C.R. Vous créez tout de A à Z dans cette BD, mais sollicitez-vous parfois d’autres personnes, ou Pat ?
J.E.D. Je consulte très régulièrement mes amis, ainsi que mon compagnon, qui dessine aussi, et il est bien meilleur que moi sur tout ce qui est perspective et 3D. Je lui demande parfois : « Comment je dois faire pour dessiner cette table ? », et il me sauve la vie en trente secondes alors que j’aurai pu y passer la journée… Même si je m’améliore chaque jour, c’est toujours bon de l’avoir près de moi.
C.R. Avez-vous l’envie de décliner la BD en série animée ?
J.E.D. Ce serait super excitant, mais comme j’aime travailler l’aquarelle, cela me demanderait de collaborer avec un spécialiste… Je dessine tout à la main, je finalise avec de l’aquarelle, je mets de la couleur et je scanne. Je ne fais pas de photo par rapport aux possibles changements de lumière, le scan est plus adapté, et puis je trouve ça apaisant de ne pas travailler avec l’ordinateur, l’écran me fatigue les yeux. Alors un peu de musique et mes pinceaux, c’est parfait. Je fais également quelques mises en scène, en incluant mes personnages dans des photos ou des vidéos.
C.R. De plus en plus d’artistes s’inscrivent sur des plateformes de soutien, et de financement, comme Patreon, vous aussi ?
J.E.D. Patreon est un super outil pour les personnes comme moi, ça permet d’envisager des revenus supplémentaires en lien avec le public mais bon, pour le moment c’est encore assez calme, ça finance un peu de matériel, mais je dois davantage optimiser mon contenu. Randal d’Amulets, dont on parlait plus haut, m’a bien aidé pour cela. Il est doué pour le marketing.
C.R. La prochain défi c’est de vivre de vos dessins ?
J.E.D. Je souhaite évidemment faire davantage de dessins, et en vivre serait super, mais j’ai encore besoin de travailler au coffee shop pour subvenir à mes besoins. Je peux dessiner sur commande mais je n’ai pas envie de faire n’importe quoi. En revanche, si quelqu’un me demande de dessiner sa grand-mère, ou de lui faire un portrait dans le style de ma BD, là je dis oui. Récemment ma mère, qui souhaite toujours que je m’en sorte et qui voit les choses simplement, me disait (elle reprend sa voix de cartoon) : « Chérie, pourquoi ne fais-tu pas curator pour une galerie d’art ? – Parce que cela nécessite un master en histoire de l’art. Pourquoi tu m’envoies ça ? Je ne suis pas qualifiée… » (Rires).
Ma vie actuelle, c’est : chaque semaine je dois sortir une histoire, m’assurer de ne pas être à découvert sur mon compte en banque, faire les courses, appeler ma mère… Faire évoluer cette BD demande du temps. De la création au business, il y a beaucoup d’étapes, et il faut aussi payer des taxes en tant qu’entrepreneur, c’est horrible. Lorsque je demande aux gens qui ont monté un business (Toujours avec sa voix de cartoon) : « Est-ce que c’est ce que font tous les gens ? – Oui, m’en parlez pas, c’est affreux ».
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