par Romaric Gergorin
Après la simplification des images opérée par les impressionnistes, les artistes cherchant du nouveau qui arrivent juste après les fauvistes et leurs couleurs explosives se tournent vers la géométrie propre à Cézanne. Le peintre de la montagne Sainte-Victoire et son adage : « Traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône », influence toute une jeune génération par sa géométrisation de l’espace et des formes. Une abstraction conceptuelle avant l’heure affleurait déjà dans la représentation de ses paysages, natures mortes et portraits.
Cette conception réfléchie qui n’exclue pas la sensation influence les jeunes Braque et Picasso. Les arts primitifs et les peintres qui se sont échappés de l’académisme comme Gauguin attirent aussi ces peintres avides de liberté. Picasso peint Les demoiselles d’Avignon en 1907, premier tableau réalisant avec ambition le schématisme cubiste. Influencé par Les Grandes baigneuses de Cézanne et la statuaire africaine, ces cinq femmes de petite vertu scandalisent. C’est le moment où les jeunes Turcs de l’art moderne intègrent les arts d’Afrique et d’Océanie mais aussi l’art primitif ibère, tous ces arts premiers contenant un vitalisme magnétique.
Picasso modifie son Portrait de Gertrud Stein juste après sa découverte de sculptures ibériques préromaines, pour rendre son œuvre mystérieusement inexpressive. Il réalise un Autoportrait dont le schématisme des traits exprime une sauvagerie muette proche de la neutralité brutale de l’expressivité des arts primitifs africains.
Des arts premiers à l’art moderne
Le Grand Nu de Braque, réponse aux Demoiselles d’Avignon de Picasso, est le début de l’intense dialogue artistique entre les deux peintres pendant la décennie du cubisme qui les voit provoquer et incarner cette révolution des formes. Seul Juan Gris les rejoindra dans ce jusqu’au-boutisme raffiné dans la destruction, et sera accepté et reconnu par ces coreligionnaires comme partenaire de cordée.
Ils formeront une trinité sacrée, Picasso étant Dieu, Gris le Christ, et Braque le saint esprit du cubisme, comme l’écrira avec un humour sarcastique l’écrivain Roberto Bolano : « Braque, avec Juan Gris et Picasso, forma la très sainte trinité du cubisme, où le rôle de Dieu le père fut dévolu intégralement à Picasso, le rôle du fils jusqu’à aujourd’hui un rien incompris, au surprenant Juan Gris, qui dans une autre pièce de théâtre aurait pu interpréter un cyclope, tandis que le destin réservait à Braque, le seul Français du trio, le rôle de l’Esprit saint, qui est, comme chacun sait, le plus difficile de tous et celui qui arrache le moins d’applaudissements au public. »
Les autres peintres dits cubistes seront considérés par Picasso avec condescendance comme des « cubistes de salon », en référence aux Salons qui les exposèrent tous, exceptés Braque et Picasso qui refusèrent d’y montrer leurs œuvres.
En 1909-1910, après un premier cubisme cézannien, caractérisé par de nombreux paysages et natures mortes, Braque et Picasso fragmentent les règles optiques, faisant disparaitre la perspective et les volumes au profit d’une planéité frontale et un agencement orthogonal. « Le grand pas est accompli. Picasso a fait éclater la forme homogène », constate Daniel-Henry Kahnweiler, son marchand historique. Ce bouleversement implique une imbrication de plans et de lignes suggérant la forme représentée alors qu’avant, le cubisme primitif, d’aspect plus réaliste, se contentait d’angles saillants faisant craquer les visages et les formes.
Cette explosion de la figuration permet un agencement géométrique de cubes, cylindres formant des agrégats épars comme dans La Femme assise dans un fauteuil de Picasso ou Broc et violon de Braque, qui imposait dans ces tableaux de la fragmentation pour « établir l’espace et le mouvement dans l’espace. » Dans cette période, le sujet principal, chez Braque comme chez Picasso, est systématiquement un élément vertical au milieu du tableau, peint dans des camaïeux gris ou bruns, avec parfois des traits identifiables comme dans le Portrait d’Ambroise Vollard de Picasso, parfois la dissolution brouille toute possibilité d’identification, comme dans Les usines du Rio-Tinto à l’Estaque de Braque.
Voyage au pays des formes
Pendant l’été 1911, Braque et Picasso accentuent leurs expérimentations à Céret, un petit village catalan. Ils opacifient leurs toiles par une densification des hachures, créant des énigmes dont les regardeurs doivent reconstituer le sens par un effort mental. Un cercle coupé par des lignes droites devient une guitare, une crosse représente un violon, alors que des caractères d’imprimerie apparaissent pour amoindrir ce manque de lisibilité. Ces agencements évoquant des machineries industrielles d’usines viennent au moment freudien des consciences fragmentées qui succèdent à la plénitude du sujet autonome.
Le début du XX° siècle assoit le règne de la technicité, l’uniformisation des vies se fait par le confort moderne, le culte naissant de la productivité, de la consommation et des sciences. Isolé volontaire, Braque travaille opiniâtrement sur la matière, introduit du sable et de la sciure dans ses tableaux. Picasso coiffe ses portraits avec un peigne à faux bois, comme dans L’Aficionado et le Poète, ce geste humoristique rompant avec un certain rigorisme formel. Les tableaux de 1911, comme La femme lisant, Le Portugais (L’Émigrant), de Braque, Mandoliniste, Homme à la guitare, de Picasso, constituent l’épicentre du cubisme hermétique le plus tranchant.
Néanmoins à côté de ces austères recherches d’un absolu formel flottant dans l’espace, commence à percer un cubisme plus accessible, portée à la connaissance du public par les Salons dans lesquels sont exposés Robert Delaunay, Fernand Léger, Albert Gleizes, Jean Metzinger. Dans leurs œuvres le sujet reste intacte, la figuration paraissant bien conventionnelle face à l’impitoyable éclatement que Braque et Picasso imposent aux formes. L’abondance de Fauconnier, Portrait de Jacques Nayral de Gleizes, La Couseuse de Léger, La Ville de Paris de Delaunay apparaissent comme de sages tableaux réalistes avec quelques hachures du trait comme traits cubistes surnageant dans une componction lénifiante.
Seul l’insatiable Francis Picabia rayonne constamment, notamment dans La Procession et Udnie, ouvertures stupéfiantes vers une abstraction en apesanteur dans le cosmos. Marcel Duchamp traverse une brève période cubiste, représentée par Les Joueurs d’échecs, mais sa plus notoire contribution néo-cubiste demeure Nu descendant un escalier où la décomposition fragmentée du mouvement stupéfie. Le parti-pris du Centre Pompidou d’ouvrir le cubisme à ses zones d’influences permet de présenter des œuvres inattendues dans cette thématique, comme l’harmonieux schématisme géométrique des sculptures de Brancusi mais aussi À la Russie, aux ânes et aux autres de Chagall, un peintre pourtant rétif au formalisme cubiste.
Collages et assemblages
En 1912, prenant à rebours l’aspect analytique de leurs recherches, Braque et Picasso élaborent des tableaux-objets par le biais du collage et de l’assemblage. La nature morte à la chaise cannée de Picasso désacralise la peinture en associant une composition cubiste faite de signes et de lettres avec un bout de toile cirée, le tout reposant sur une toile encadrée de corde. Les papiers collés de Braque replacent le signifiant des objets au centre de ses préoccupations. Les tableaux mixtes mélangeant collages et dessins ou collages et peintures orientent les recherches des deux peintres vers des horizons plus poétiques, où la rigueur des compositions s’autorise des respirations par des agencements plus ouverts.
Cette poétisation par éclats sera portée au plus haut par Juan Gris, celui qui réalisera la facette la plus pure du cubisme. Cette époque charnière voit aussi l’apparition d’objets difficilement identifiables, sculptures en plaque de tôle, en métal ou en bois, figurant le plus souvent des instruments de musique qui interpellent par leurs mises en reliefs de la planéité du cubisme. La couleur revient en force après l’austérité monochrome du premier cubisme qui était, lui, une réaction face à la débauche de couleurs du fauvisme.
Les « cubistes de salon », Sonia et Robert Delaunay, Fernand Léger, Léopold Survage, Auguste Herbin, s’en donnent à cœur joie, dans un mouvement qu’Apollinaire appelle « orphisme ». C’est aussi le moment, en 1913, où Juan Gris prend son essor, avec des natures mortes très colorées qui se démultiplient. Il fait désormais jeu égal avec Picasso et Braque, et « contrairement aux autres Cubistes qui construisaient un monde artificiel autour du motif central, Gris édifia sa propre manière à partir de la structure interne du motif » remarqua Marcel Duchamp.
Fin de partie
L’entrée en guerre du continent européen en 1914 voit la dispersion des artistes, certains fuyant en zone neutre, d’autres partent au front comme Braque. Il en reviendra grièvement blessé et totalement changé, s’engageant alors vers une nouvelle voie qui sera l’une des causes de la dissolution du mouvement, son osmose avec Picasso, raison d’être du cubisme, étant brisée à jamais.
Apollinaire, chantre du cubisme et principale figure littéraire de l’époque meurt en 1918 des suites d’une blessure de guerre –un éclat d’obus reçu en pleine tête. Un an plus tôt, Picasso avait réalisé les décors et costumes de Parade, le ballet choc d’Erik Satie et Jean Cocteau, lui permettant de s’ouvrir à de nouvelles orientations picturales. Le dadaïsme occupe désormais le devant de la scène. Il sera bientôt dévoré par l’esprit de sérieux d’André Breton qui le transformera en surréalisme, mais ceci est une autre histoire.
CUBISME, une exposition au Centre Pompidou jusqu’au 25 février 2019. Centrepompidou.fr
À signaler aussi, le Catalogue de l’exposition sous la direction de Brigitte Leal, Christian Briend, Ariane Coulondre, 320 pages, 350 illustrations, Éditions du Centre Pompidou, 49,90 euros, déjà disponible chez Decitre ou Amazon.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).