par Romaric Gergorin
C’est l’occasion pour l’ancien directeur du musée Picasso de présenter un remarquable parcours mental et didactique sur l’auteur de Totem et Tabou, et pour PostAp d’explorer aussi près que possible le bain artistique et culturel qui prépara et accompagna la découverte d’une vie inconsciente de l’esprit.
Capitale de l’Empire austro-hongrois, Vienne fut longtemps le carrefour culturel de l’Europe, vaste entité aux frontières toujours repoussées, dont les confins mordaient sur l’Asie et la Russie. Mais Vienne fut aussi la ville des asiles, avec en particulier la Narrenturm, étonnante tour asilaire construite en 1782 sous l’empereur Joseph II, et l’hôpital psychiatrique Am Steinhof, réalisée en 1907, alors le plus grand d’Europe et remarquable chef d’œuvre architectural.
Plaque tournante de la spiritualité juive et chrétienne, cette ville-monde résista à la conquête islamique en arrêtant deux fois les avancées l’Empire Ottoman, en 1529 et 1683. C’est cette Babel moderne, aux onze nationalités et onze langues parlées, sans même y inclure le yiddish et le français, qui façonna l’identité de Sigmund Freud, lui qui allait bouleverser les connaissances de la psyché, comme d’autres Viennois, Schoenberg, Berg, Webern, révolutionneraient la musique, et que de nombreux artistes et écrivains de la ville repousseraient les limites de l’art moderne et de la littérature.
Hystérie à la Salpêtrière
On oublie souvent qu’avant d’employer pour la première fois le terme de « psychanalyse » en 1896 à l’âge de quarante ans, Freud commence comme neuroanatomiste, étudiant en précurseur les effets anesthésiques de la cocaïne. Il se consacre ensuite à la neurologie clinique et part avec enthousiasme à Paris, fin 1885, étudier les leçons de Jean-Martin Charcot sur l’hystérie féminine. Il sera marqué par un tableau d’André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière, montré dans la première salle de l’exposition, dans lequel on voit Charcot tenir une femme mimant une hystérique, celle-ci reproduisant à l’identique la posture d’un tableau dans le tableau.
Ainsi ces recherches sur le psychisme s’inspirent d’images, celles du romantisme, notamment les grandes possédées de l’opéra, la claustration mentale de La Lucia de Lammermoor de Donizetti, la folie meurtrière de la Lady Macbeth de Verdi, la Somnambule de Bellini.
Les livrets du théâtre lyrique du XIX° siècle explorant les conflits entre l’Eros et l’Agapé, l’amour pulsionnel et l’amour désintéressé, préfigurent magistralement le grand théâtre analytique. Le soir, Freud se délasse en allant voir d’autres figures féminines de la suggestion, mais plus bénignes, celles des spectacles parisiens. Il est féru du café-concert de Yvette Guilbert –il entretient une correspondance avec la chanteuse– et apprécie la Théodora de Victorien Sardou jouée par Sarah Bernhardt.
Cette vie parisienne, mélange de la promiscuité des maisons de tolérance et du grand monde, de la misère de la frivolité, est l’arrière-fond de l’époque de Freud, ce qui l’enracine dans le XIX° siècle, lui qui, imprégné par le symbolisme et la peinture d’Arnold Böcklin n’ira pas plus loin dans la contemporanéité des arts de son temps.
Le collectionneur
Retournant à Vienne en 1886, il poursuit son activité de neurologue et de biologiste, soit une démarche positiviste, matérialiste et physicaliste, méconnue en France. Il travaille dix ans dans un service de neurologie, publie un ouvrage sur les paralysies infantiles, tente de concilier médecine et psychologie dans une Esquisse d’une psychologie pour neurologues, écrite en 1895 mais laissée de côté et publiée après sa mort. Freud explore la plasticité du cerveau, imagine identifier des neurones transmetteurs, conceptualise l’idée d’une mémoire en devenir qui réordonne et réorganise sa matière –les souvenirs– constamment. Il s’enthousiasme pour le darwinisme et sa notion de sélection naturelle comme mécanisme de l’évolution de l’espèce.
Il s’intéresse à Haeckel, disciple de Darwin qui fonde sa démarche sur une généalogie où la vie, naissant du monde inorganique, forme en se développant un tronçon aux multiples ramifications, dont toutes se ramènent à un même arbre généalogique. L’homme s’insère ainsi dans la généalogie animale. Cette humiliation biologique –l’homme descend du singe– s’ajoute à l’humiliation cosmologique de Copernic –la Terre n’est pas au centre de l’univers.
Freud apporte l’ultime humiliation à l’anthropocentrisme : l’homme n’est pas son propre maître –il est régi par des pulsions qui le dépassent. Ces trois grandes vexations ébranlent durablement la représentation que l’homme se fait de lui-même, infligeant des blessures narcissiques et des ruptures épistémologiques mises en perspective par Freud.
Avant de passer de la toute-puissance des images au silence de l’écoute de l’analyse, Freud fut un grand collectionneur d’antiquités, entouré de bibelots, tableaux, objets, statuettes, tapis et draperies. C’est en découvrant à Paris les antiques qui peuplaient le cabinet de Charcot en 1886 qu’il prit goût pour la collecte d’objets anciens. Dix ans plus tard, au moment où naît la psychanalyse, Freud peut commencer sa collection afin de pouvoir lui-aussi avoir, comme Charcot, cette sensation de vivre dans un musée. Il se pourvoit chez des antiquaires viennois et lors de voyages, notamment en Grèce et en Italie. Il profite de la grande époque des fouilles archéologiques au Moyen-Orient qui permettent la libre circulation et l’acquisition d’objets archéologiques rares, ceci pouvant être d’éblouissantes pièces uniques.
À sa mort, Freud possédait plus de trois mille antiques, qui toutes regardaient le patient pénétrer dans le cabinet du psychanalyste. En 1938, sa collection fut sauvée par Marie Bonaparte qui offrit une rançon aux nazis pour la transporter à Londres. Freud voyait des passerelles entre l’antiquité et l’inconscient : « En fait, l’interprétation des rêves est tout à fait analogue au déchiffrement d’une écriture pictographique ancienne telle que les hiéroglyphes d’Égypte. » Une maquette reproduisant le cabinet de travail de Freud, exposé au MAHJ, permet de saisir la prégnance des objets et des livres dans l’univers du Viennois.
Le divan du monde occidental
À Paris, Freud avait découvert l’hypnose à la Salpêtrière dans les services de Charcot, ce qui l’orienta vers le pouvoir de suggestion que le médecin exerce sur son patient. Il nomme ce lien thérapeutique entre médecin et patient « transfert », qu’il voue à des fins curatives. En s’auto-analysant à la mort de son père en 1897, Freud découvre que l’inconscient est peuplé de fantasmes innommables –incestes, pulsions meurtrières– remontant à la petite enfance. Le patient peut se guérir s’il parvient à identifier l’origine de sa souffrance.
Pour parvenir à la racine de son trauma, l’analysant, allongé sur un divan, parle par libre association des mots. L’analyste assis derrière le divan, évite toute communication visuelle avec son patient. Ainsi naît un rituel inédit, entre flottement du sommeil et libération de l’imaginaire, qui n’est pas sans liens avec le confessionnal chrétien. Un collage aux émanations fantastiques de Max Ernst, une aquarelle onirique d’Alfred Kubin et une gravure du symboliste Max Klinger illustrent avec à-propos l’arrivée de ce nouveau cérémonial de la confession.
En publiant L’interprétation des rêves en 1900, Freud poursuit cette exploration de l’inconscient et évacue plus de mille ans de croyances oraculaires dans les rêves vus comme des signes augurant de l’avenir, des présages et avertissements. Pour lui, le rêve est un assemblage psychique ardu à décrypter, car étant une mise en scène alambiquée de désirs refoulés du rêveur. Il voit dans l’investigation des rêves « la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient dans la vie de l’âme. »
En écrivant en 1905 Trois essais de la vie sexuelle, Freud pose son concept de « libido », énergie vitale prenant la forme d’une pulsion sexuelle. Il pointe les contradictions entre les exigences effrénées de cette pulsion sexuelle qui réclame un assouvissement immédiat et orgiaque, et les contraintes de la civilisation, les restrictions de la vie en société, qui obligent le refoulement de la libido, ce qui entraine troubles psychiques et névroses : il n’est pas question de se jeter sur la femme ou le premier homme venu pour assouvir sa libido.
Mais la sublimation de cette énergie vitale peut l’orienter vers des buts non sexuels : ainsi naissent les œuvres d’art. Plus largement, toute les activités humaines seraient liées à ce détournement de la pulsion sexuelle. Des œuvres de Gustav Klimt, Egon Schiele, Oskar Kokoshka, Félicien Rops –que Freud appréciait– illustrent cette sexualisation extrême du début du XX° siècle. Très rarement prêté –peut-être la première fois ? – L’origine du monde de Gustave Courbet est exposé au musée d’art et d’histoire du Judaïsme pour faire honneur à la vie sexuelle selon Freud. Très judicieusement, Jean Clair expose à ses côtés le Panneau-masque de l’Origine du monde qu’André Masson, beau-frère de Jacques Lacan, peignit à sa demande pour dissimuler l’objet du scandale.
Ultimes incompréhensions
André Breton, étudiant en médecine, interne en psychiatrie au Centre neuropsychiatrique militaire de Saint-Dizier, ne cacha pas son attraction pour les idées de Freud. Son coup de force pour prendre le contrôle du dadaïsme et le transformer en surréalisme sera avant tout une transformation du nihilisme irrationnel et destructeur des dadaïstes en exploration parfois laborieuse de l’inconscient, marchant sur les pas de Freud. Mais, pour Jean Clair, les surréalistes sont à l’origine de la mésinterprétation des travaux de Freud en France et de la déviation lacanienne.
Les mots en liberté, les cadavres exquis, Les Champs magnétiques de Breton et Soupault, et plus largement toute l’interprétation que font les surréalistes de Freud sont un détournement dénaturant la pensée du neurologue autrichien qui ouvrira la voie à Jacques Lacan. La rencontre à Vienne entre Breton et Freud donna lieu à un dialogue de sourds, ce dernier écrivant à son ami Stefan Zweig qu’il estimait les surréalistes être des fous « à cent pour cent –disons plutôt, comme pour l’alcool, à quatre-vingt-quinze pour cent. » Les portraits que fit Salvador Dali de Freud, un an avant sa mort, furent plus heureux mais aussi tragiques : le peintre de la paranoïa-critique saisissait, de manière prémonitoire, la mort à l’œuvre sur le visage du père de la psychanalyse.
Sigmund Freud, du regard à l’écoute se tient au musée d’art et d’histoire du Judaïsme jusqu’au 10 février 2019. Plus d’infos sur mahj.org.
Bibliographie
Totem et Tabou, de Sigmund Freud.
Lucia de Lammermoor, de Gaetano Donizetti
Les Champs Magnétiques, d’André Breton et Philippe Soupault
The Art and Science of Ernst Haeckel, Anthologie Taschen.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).