par Romaric Gergorin
Fils de l’organiste de la cathédrale Saint-Martin de Lucques, ainé d’une famille de sept enfants, le jeune Giacomo Puccini étudie la musique comme il se doit, en poursuivant ainsi une tradition familiale qui voit une grande partie de ses aïeux devenir musiciens d’église. Il se détache progressivement de la musique sacrée, voie pourtant toute tracée qui lui réserve l’orgue de la cathédrale de sa ville natale, en découvrant l’Aïda de Verdi à Pise en 1876 et les séductions de la musique profane, notamment la richesse des possibilités opératiques. Il étudie trois ans à Milan avec le compositeur Ponchielli, écrit deux premiers opéras, connait des aventures vaudevillesques en tombant amoureux d’une femme mariée, Elvira Gemignani, qui deviendra sa femme dont il aura un fils, Antonio.
Son troisième opéra, Manon Lescaut créé en 1893, adaptation du brûlot de l’abbé Prévost, connait un énorme succès. Puccini enchaîne ensuite deux autres succès considérables, La Bohême en 1896 et Tosca en 1900. Devenu un des chefs de file du vérisme —cette adaptation italienne du naturalisme– Puccini enchante par son sens théâtral, ses harmonies audacieuses, le raffinement expressif de son écriture vocale, la virtuosité de son orchestration. Mais il fût aussi âprement critiqué, de son temps et encore maintenant, pour son décadentisme et son romantisme prolongé. Ainsi Alberto Savinio, écrivain et compositeur inclassable, inventeur avec son frère Giorgio de Chirico d’un surréalisme très personnel, estime que Puccini « parmi ses collègues véristes eut, certes, le mérite d’une écriture plus fine et d’une instrumentation moins « orphéon », mais d’autre part ne se libéra jamais d’un sentimentalisme de classe moyenne ». Mais d’un autre côté, Schoenberg en personne, le précurseur le plus audacieux de la modernité, appréciait Puccini, qui lui-même avait fait six heures de train pour venir écouter son Pierrot Lunaire.
Un Américain au Japon
Inspiré d’une pièce de théâtre que Puccini vit à Londres en 1900, elle-même adaptée d’une nouvelle de John Luther Long, Madame Butterfly aborde le choc des civilisations entre le raffinement d’un orient idéalisé et l’impérialisme américain déjà conquérant arrogant et désinvolte au début du XX° siècle. Dans la première version en deux actes de son opéra, le lieutenant Pinkerton épouse dans les environs de Nagasaki Cio-Cio la jeune japonaise, puis l’abandonne quelques temps après pour rentrer en Amérique épouser une femme convenable, américaine naturellement, tout en se montrant constamment vulgaire, lâche, cynique et méprisant. Le scandale fut énorme devant une vision si crue de ce qu’on pourrait considérer comme une préfiguration du tourisme sexuel.
« Avec l’âme triste mais forte, je te dis que ce fut un véritable lynchage ! Ils n’ont même pas écouté une note ces cannibales. Quelle horrible orgie de forcenés, ivres de haine ! Mais ma Butterfly reste ce qu’elle est : l’opéra le plus sincère et le plus expressif que je n’aie jamais conçu ! » écrit Puccini à son ami Camillo Biondo après la première.
Après ce fiasco, le compositeur va remanier l’œuvre en la divisant en trois actes et en humanisant Pinkerton, en lui donnant un air plein de regrets, qui le transforme d’anecdotique jouisseur de passage en prototype de l’homme moderne rongé par sa conscience coupable. On pourrait croire que Puccini anticipe les mouvements protestataires actuels qui ne font pas dans de la dentelle pour se positionner sur l’émancipation des femmes et sur la diversité culturelle. En fait il n’en est rien, car à travers cette histoire d’une fatale incompréhension entre un occidental et une japonaise, Puccini remet en jeu la femme européenne en prises avec la trahison amoureuse, une thématique essentielle de la littérature européenne incarnée par trois chefs d’œuvres fondateurs, Madame Bovary, Anna Karénine, Effi Briest.
Mais le compositeur inverse les perspectives et cette fois c’est la femme qui est trompée contrairement aux situations dépeintes par Flaubert, Tolstoï et Fontane. Quant à la réalité anthropologique inspirant Madame Butterfly, elle est tout autre. Le ressort sous-jacent de l’opéra repose sur le roman de Pierre Loti Madame Chrysanthème. Dans ce livre largement autobiographique, Loti raconte le mariage par contrat renouvelable qu’il contracta avec une jeune geisha, celle-ci par la suite pouvant se marier avec un japonais. Ces mariages arrangés de quelques mois entre un étranger de passage et une jeune japonaise n’avaient rien de choquant et étant admis par tous, le seul point délicat et exorbitant étant leurs coûts, les solliciteurs devant payer très chers le fruit éphémère de leurs agapes.
L’exotisme et ses faux-semblants
La nouvelle production de ce classique de l’exotisme japonisant par la metteuse en scène Emmanuelle Bastet utilise le plateau de l’Opéra de Nancy avec un remarquable sens de l’épure. L’arrondi d’une vague en bois ajouré, des panneaux coulissants et un ciel étoilé –scénographie de Tim Northam– agencent avec une légèreté suspendue ce théâtre des sens ineffable dans lequel le piège amoureux pourrait paraitre volatil et superflu si la musique si expressive de Puccini ne venait rappeler le drame inexorable se déployant. Tous les protagonistes de cette dérive des sentiments sont caractérisés avec soin et juste mesure.
La soprano sud-coréenne Sunyoung en Seo Cio-Cio-San, alias Madame Butterfly, remporte tous les suffrages par son jeu d’actrice raffiné et son ample présence vocale exprimant toutes les subtilités du déchirement amoureux. De son amour pour Pinkerton à l’acception de l’abandon de son enfant puis son suicide après la découverte de l’épouse américaine, c’est toute la plongée inexorable dans les affres de la passion qui est admirablement tenu par les timbres élargis d’une voix captivante.
Le ténor lituanien Edgaras Montvidas campe un Pinkerton plus vrai que nature, hédoniste hâbleur et cynique dans les deux premiers actes, mortifié par les remords et la culpabilité dans le troisième acte, son ultime cri, signe de son effondrement et de sa lucidité accablante est à la mesure d’un chant convaincant. Le baryton uruguayen Dario Solari en Sharpless, l’ami américain de Pinkerton le mettant en garde contre la teneur de ses actes, exprime par ses graves et ses médiums le témoin impuissant ne pouvant faire infléchir une situation courant à la catastrophe. Le ténor Gregory Bonfati en entremetteur de Butterfly et le baryton Philippe-Nicolas Martin en Prince Yamadori, soupirant infortuné de la belle, complètent avec éclat cette distribution ovationnée à juste titre par le public nancéen.
Bien accompagné par le Chœur de l’Opéra national de Lorraine, Modestas Pitrènas, à la direction musicale de l’Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy, apporte une énergie bien dosée à cette saturation des sentiments, faisant ressortir avec tranchant toutes les tensions exacerbées de ces ultimes saillies romantiques d’un monde au bord du gouffre.
Madame Butterfly de Puccini, à l’Opéra national de Lorraine, direction musicale Modestas Pitrènas, mise en scène Emmanuelle Bastet.
Prochain opéra à Nancy : Sigurd d’Ernest Reyer, du 14 au 17 octobre 2019.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).