par Romaric Gergorin
Donnerstag aus licht, Jeudi de Lumière, est la première journée de Licht, le plus grand cycle opératique jamais composé dans l’histoire de la musique, une œuvre gigantesque qui comprend sept opéras représentant les sept jours de la semaine, le tout faisant 29 heures quand la Tétralogie de Wagner, le modèle honni jamais nommé et destiné à être supplanté, ne compte qu’une douzaine d’heures.
D’un Allemand l’autre, chez Wagner tout comme chez Stockhausen il s’agit de renouveler entièrement les structures musicales existantes, créer une vaste cosmogonie qui implique la création d’un art total, « gesamtkunstwerk », racontant le destin de l’homme dans lequel les dieux jouent un rôle primordial. Mais Stockhausen détestait Wagner, tout comme Guy Debord détestait André Breton -—les créateurs qui dépassent leurs prédécesseurs tout en empruntant certains de leurs codes et leur ressemblant à bien des égards ne l’acceptent jamais. Avant d’en arriver à cet accomplissement spectaculaire, Stockhausen connut une lente maturation et une trajectoire que l’on peut qualifier d’hors du commun sans risquer l’exagération.
Allemagne années zéros
Né en 1928 dans une famille allemande issue de la paysannerie, d’un père instituteur et d’une mère issue d’une lignée de fermier, Karlheinz Stockhausen voit sa famille disloquée par le nazisme. Après avoir perdu un frère en 1933, sa mère souffrant de troubles mentaux est euthanasiée par les nazis en 1941, son père engagé dans la Wermarcht disparait sur le front de l’Est en 1945. Brancardier juste après la guerre, le jeune Karlheinz découvre les ravages des combats et bombardements, étant confronté aux blessés, défigurés, véritables lambeaux humains dont il doit s’occuper. Étudiant la musique, il part à Paris suivre les cours d’Olivier Messiaen, dont l’écoute de Mode de valeurs et d’intensités va être une révélation et lui ouvrir de nouveaux horizons.
En étroit compagnonnage avec Pierre Boulez –les deux hommes sont partenaires de cordée d’une exploration d’un nouveau monde musical comme Braque et Picasso défrichèrent le cubisme originel– et bientôt rejoint par Luciano Berio et Luigi Nono, il pratique la politique de la table rase. Après les cataclysmes de la seconde guerre mondiale, un nouveau départ s’impose, les compositeurs ne peuvent plus continuer à écrire de l’aimable musique postromantique comme si rien ne s’était passé. Un changement de paradigme implique un changement formel radical. Pour créer des formes nouvelles, ces jeunes loups affamés d’avant-garde s’inspirent du sérialisme de Schoenberg et du jusqu’au-boutisme troublant de Webern, avec ses fascinantes petites épures de squelettes musicaux expurgés de toute ornementation.
Après le saisissant pointillisme de la série généralisée de Kontrapunkte en 1953, Stockhausen réinvente l’écriture pianistique avec les Klavierstücke, études pour piano composées entre 1953 et 1962, en y insufflant une complexité rythmique sidérante et déjà une confrontation entre temps et espace. Dans chaque étude le temps devient espace, tout en exprimant un discours musical d’une rare intensité qui débouche dans la onzième et dernière Klavierstücke sur une œuvre ouverte, introduisant la notion de musique aléatoire. En 1956, Gesang der Jüngling –le chant des adolescents– s’impose comme un chef d’œuvre de la musique électro-acoustique, servi par une voix d’enfant dialoguant avec des sons sinusoïdaux. Cette œuvre habitée évoque autant les enfants explorant Berlin en ruines d’Allemagne année zéro de Rossellini que la propre jeunesse de Stockhausen après-guerre.
Pionnier de la musique électronique, un genre qu’il n’abandonnera jamais, il compose en 1960 Kontakte, œuvre mixte pour deux pianos, percussions et sons spatialisés, dont la poétique onirique préfigure sa « Momente form » à venir, la forme instantanée, dans laquelle chaque entité possède son autonomie et sa vie propre, tout en se réfèrant à une structure globale unique. En 1967 Hymnen, pour bande magnétique puis pour bande et orchestre, contracte une série d’hymnes nationaux dans des torsions inouïs. Stimmung, en 1968, pour six chanteurs a-capella, est une transposition toute personnelle de l’univers des chants bouddhistes et inaugure une nouvelle phase du compositeur, sa musique intuitive, où il abandonne la notation traditionnelle stricte en ajoutant des graphiques. Il simplifie ainsi son écriture en cherchant à impliquer des paramètres extra-musicaux.
Autres rivages
Composé en 1970, Mantra, pour deux pianos, percussions et modulateur en anneau, introduit l’utilisation de la formule, ici une mélodie de treize sons, qui implique des déductions, transpositions, extensions. Puis, progressivement, ses références aux diverses croyances traditionnelles, bouddhisme, ésotérismes orientaux et occidentaux, diverses théories cosmologiques et théologiques sont de moins en moins prises au sérieux. On lui reproche aussi une écriture plus relâchée, moins rigoureuse qu’à ses débuts, quand il était le virtuose de l’inventivité concrètement réalisée par une écriture raffinée à la précision impressionnante. En fait il n’en est rien, et le début de son cycle Licht, n’est rien d’autre que la continuation de son évolution et l’implication de tous les registres de son art musical et de ses avancées.
Fort heureusement le jeune chef d’orchestre Maxime Pascal et son orchestre à géométrie variable Le Balcon ont immédiatement reconnu la valeur de cette œuvre négligée en France par les esprits chagrins de la doxa officielle de la musique contemporaine. Ce choix esthétique fort n’étonne pas venant d’une formation et d’un chef qui renouvellent l’interprétation de la musique récente en faisant ce qui devrait être évident et réalisé partout par tous : jouer les grands classiques de la modernité.
Or peu de formations, peu de salles de concerts et encore moins de maisons d’opéras programment les chefs d’œuvres de ces soixante dernières années, ces œuvres pourtant miroirs des changements de notre époque. Se distinguant de ce conformisme frileux, l’Opéra Comique programme avec panache et profit Donnerstag aus Licht. Choix judicieux tant cette nouvelle production est jubilatoire par cette formidable mise en action de cet art total, mis en scène par Benjamin Lazar et vitalisé par Maxime Pascal, initiateur du projet et chef au dynamisme communicatif.
Le prince de ce monde
L’ange Michael –Michel, l’un des sept archanges majeurs dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, chef de la milice céleste du Bien– poursuit un dialogue ininterrompu, entre joute oratoire et combat eschatologique, avec Luzifer, l’ange déchu, pendant tout le cycle de Licht. Entre eux, Eva est un esprit féminin protéiforme évoquant par moments la vierge Marie. Au premier acte de Donnerstag aus Licht, Michael, de divin devient humain et même jeune garçon. Eva incarne sa mère qui lui enseigne la musique, Luzifer prend les traits de son père l’instituteur Luzimon qui lui apprend la chasse, la prière, la danse. Stockhausen transpose ainsi sa propre biographie, la mère dépressive et suicidaire va être euthanasiée comme la mère du compositeur, le père disparait à la guerre comme son propre père.
Chaque personnage possède une triple incarnation : chant, instrument, danse. Michael est incarné par un ténor, Damien Bigourdan à l’acte I, Safir Belhoul à l’acte III, le trompettiste Henri Deléger et la danseuse Emmanuelle Grach. Eva est jouée par la soprano Léa Trommenschlager à l’acte I, Elise Chauvin à l’acte III, le cor de basset d’Iris Zerdoud et la danseuse Suzanne Meyer. Luzifer est campé par la basse Damien Pass, le tromboniste Mathieu Adam et le danseur Jamil Attar. L’aspect biographique est accentué par la prépondérance de la partie pour Michael-trompette dans tout le cycle de Licht, écrite à l’origine pour le fils du compositeur, Markus Stockhausen, remarquable trompettiste créateur du personnage.
Au moment où Eva, la mère de Michael disparait euthanasiée, apparait Mondeva, sous la forme d’un cor de basset, qui commence à flirter avec Michael. Puis celui-ci passe en qualité de jeune musicien des examens au conservatoire. Devant un jury composé d’Eva et Luzimon/Luzifer chanteurs et leurs doubles danseurs, Michael-chanteur rejoue l’histoire de sa mère, Michael-trompettiste raconte son père, les Michael-chanteur-trompettiste-danseur réunis interprètent sa propre histoire. Le jury tranche, convaincu : « Admis ! Bien, entendu, admis ! »
On sent dans ce premier acte bavard les influences passées de mode du théâtre musical et des happenings propres aux années 1970, mais l’aspect expérimental que porte chaque personnage exprime déjà une formule musicale convaincante qui sera dilatée durant toute la représentation.
Multiplicité des mondes
Dans le deuxième acte, les voix disparaissent et Michael voyage autour de la Terre, s’arrêtant dans diverses villes, illustrées en arrière-fond par une vidéo d’un enfant faisant tourner un globe terrestre. Ce voyage instrumental est exprimé par Michael-trompettiste, interprété de manière extraordinaire par Henri Deléger, qui tout en jouant en virtuose de son instrument sans partition, est aussi acteur combattant le Luzifer-tromboniste Mathieu Adam, le monde, scène de leurs combats étant figuré par l’orchestre. Ce concerto pour trompette, confrontation de cuivres et voyage initiatique à travers le monde, emprunte inconsciemment le système de Pierre et le Loup de Prokofiev, où chaque instrument représente un personnage, devenant un élément narratif conducteur du récit.
Au troisième acte, toutes les forces en présences sont fusionnées pour le retour au pays (des cieux) de Michael qui poursuit de manière éloquente sa controverse avec Luzifer. Le jeune chœur de Paris entre en scène, placé entre les spectateurs de la salle Favart, la projection sonore d’un chœur d’anges enregistré accompagne un discours sur l’énergie primordiale des éléments, des rayons fluorescents soulignent l’immersion en terre inconnue. Vient alors l’ultime confrontation entre Luzifer et Michael, non dénuée de causticité ni d’humour, dans laquelle Damien Pass déploie son extraordinaire tessiture pour camper le diable en charismatique rhétoriqueur.
« Les arguments de Luzifer sont très idéalistes, Michael en reste parfois sans voix, parce que Luzifer semble avoir raison à bien des égards. Mais Michael prend parti pour la hiérarchie, pour la « volonté du père », tandis que Luzifer soutient que Dieu le père est un fantôme, que personne ne l’a encore vu » précisa Stockhausen qui voit le tragique de la situation dans la compréhension mutuelle de ces « frères spirituels ». Devant une telle réussite, autant par l’œuvre en elle-même que par sa représentation, on ne peut que saluer l’intuition, la conviction et le talent de Maxime Pascal à la direction du Balcon, rejoint ici par l’Orchestre à cordes du CRR de Paris et l’Orchestre Impromptu.
La mise en scène de Benjamin Lazar déploie un dispositif puisant dans les trésors enfouis de l’enfance, allié à un imaginaire fantastique tenu, tout en en restant fidèle à l’esprit et à la lettre du projet de Stockhausen. La suite, Samstag aus Licht, Samedi de lumière, le 28 juin 2019 à la Philharmonie de Paris. Là aussi, l’histoire ne fait que commencer.
Donnerstag aus licht de Karlheinz Stockhausen, direction musicale Maxime Pascal, mise en scène Benjamin Lazar, s’est joué à l’Opéra Comique, le 15 novembre 2018.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).