par Romaric Gergorin
Après l’acquisition des archives Debord par l’Etat qui les classa « trésor national », ce qui donna lieu en 2013 à l’exposition Guy Debord Un art de la guerre à la BNF qui les conserve, voici venu le temps de la publication de ces archives nationalisées, constituées exclusivement des fiches de lecture de l’auteur de La Société du spectacle. Pour cela, les éditions L’Echappée ont lancé la collection La Librairie de Guy Debord, qui après avoir récemment publié Stratégie, histoire militaire, présente aujourd’hui Poésie etc. Suivront trois volumes, Marxisme, Histoire et Philosophie.
Ces cinq livres regroupent des fiches de lecture consignées sur des fiches bristol, qui sont issus de sept dossiers thématiques de Debord qu’il intitula « Poésie, etc. », « Machiavel et Shakespeare », « Historiques », « Philosophie, sociologie », « Stratégie, histoire militaire », « Marxisme », « Hegel ». Ce sont évidemment des documents de première main, d’un intérêt primordial quand on sait que Debord utilise le détournement comme procédé essentiel de sa pensée et de son écriture.
Matière et mémoire
Le Lautréamont des Poésies corrigeait les sentences poétiques les plus fameuses de la littérature française. À sa suite, le fondateur du situationnisme détourna de multiples phrases venant de sources les plus diverses pour affuter son style tranchant et altier.
Debord ne se contentait pas de détourner les classiques tout en actualisant avec virtuosité le grand style du Cardinal de Retz et des moralistes du XVII° siècle. Comme on peut le voir dans ce présent ouvrage consacré au versant poétique et littéraire de sa bibliothèque, il se nourrissait aussi des pensées, analyses et éclats poétiques d’auteurs très divers sans nécessairement les utiliser. Mais à voir les citations notées, on sent immédiatement une communauté d’esprit avec Debord et même une contamination de ses prédécesseurs par celui-ci tant son univers les réfracte.
Ainsi quand il cite Illusions perdues, on a l’impression que Balzac fait du Debord et non l’inverse : « Je serai toujours dans le plus profond étonnement de voir un Gouvernement abandonner la direction des idées à des drôles comme nous autres ». Ou bien : « Les poètes aiment plutôt à recevoir en eux des impressions que d’entrer chez les autres y étudier le mécanisme des sentiments ». La réflexion prémonitoire de l’auteur de La Comédie humaine sur la division et la spécialisation des talents provoquée par la fragmentation de la société ne pouvait que frapper Debord. Ainsi Balzac souligne qu’« un rusé diplomate sera très bien joué, dans une affaire, au fond d’une province, par un avoué médiocre ou un paysan. Le plus rusé journaliste peut se trouver fort niais en matière d’intérêts commerciaux… ».
Baudelaire naturellement est à l’honneur, notamment Les Fleurs du mal et l’incontournable Moesta et errabunda : « Mais le vert paradis des amours enfantines, L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs, Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ? »
Les Paradis artificiels retiennent aussi l’attention de Debord, qui prend de nombreuses notes sur les pages concernant les amours infortunés de Thomas De Quincey et d’Ann, l’infortunée petite prostituée de quinze ans. Des Petits poèmes en prose, il prélève ce rêve de grandeur propre à sa démesure : « Le grand malheur de ce Prince fût qu’il n’eut jamais un théâtre assez vaste pour son génie. Il y a des jeunes Néron qui étouffent dans des limites trop étroites, et dont les siècles à venir ignoreront toujours le nom et la bonne volonté. L’imprévoyante Providence avait donné à celui-ci des facultés plus grandes que ses États ».
De manière plus surprenante mais avec un goût racé jamais pris en défaut, il prélève : « Cette zone étrange qu’on appelle le soir et qui commence dès qu’on le désire » de l’auteur de romans policiers Tonino Benacquista. De Bernard de Clairvaux, il extrait : « Mais il viendra, il viendra le jour où celui qui doit juger à nouveau ce qui a été mal jugé, annulera ces sentences iniques… » En dessous de la même fiche, il cite de mémoire l’Evangile selon Matthieu : « Je vous dis en vérité que cette génération ne passera point tant que toutes ces choses-là se fassent ». Cette association des deux phrases lui en inspire une nouvelle, somptueuse et de son cru, qui tient plus de la création ex nihilo que du détournement : « Je suis la chimère de ce siècle, j’ai le vêtement de la célébrité et je n’en ai pas la conduite. »
La Bible est, sans surprise, très citée, mais c’est une traduction par Bossuet qui nous instruit le plus. « Nous mourrons tous, et nous allons sans cesse au tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour ». Cette phrase, et d’autres qui suivent, renvoient au palindrome In girum imus nocte et consumimur igni (nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu), titre du film le plus fameux de Debord dont l’origine mystérieuse pourrait être ainsi enfin élucidée. De nombreuses citations de l’Ancien et du Nouveau Testament –L’Ecclésiaste, Cantique des Cantiques, Livre de Daniel, Epitres aux Corinthiens– expriment une certaine idée de la résilience et de la ténacité de la révolte dont Debord fit bon usage. Le style flamboyant des Oraisons funèbres de Bossuet est aussi très présent : « Hélas ! on ne parle que de passer le temps. Le temps passe, en effet, et nous passons avec lui ; et ce qui passe à mon égard, par le moyen du temps qui s’écoule, entre dans l’éternité qui ne passe pas… ». « L’Apostrophe aux chrétiens » du grand prédicateur sera détournée dans la version filmée de La Société du spectacle.
Incubation du surréalisme
André Breton, que Debord critiqua sèchement dans ses écrits et sa correspondance, figure dans de nombreuses fiches de lecture. À la suite d’un paragraphe de Breton où ce dernier salue le vertige de « la grâce » des expériences surréalistes opposée à « la grâce divine », Debord réagit avec acuité. « –Ce texte, un des plus élevés d’André Breton –la dernière phrase laisse clairement paraître le côté hasardeux, incontrôlé de cette « grâce transfigurante », et les longs intervalles d’ennui finalement inexpliqué ».
Intégrant la découverte de Freud par les surréalistes, Debord note : « -Égalité d’importance du rêve et de la vie éveillée (supériorité du rêve, à cause de la liberté totale du désir) ». Il rejoint Breton dans « l’adhésion totale, sans réserve au matérialisme historique, considéré comme ne devant pas se borner au domaine économique ». Il associe parfois Breton à sa propre prose : « admirable et perverse insinuation de quelques œuvres où il règne un air particulièrement insalubre : Baudelaire, Rimbaud, Huysmans, Lautréamont ». Debord constate la prise de distance des surréalistes vis-à-vis de Joyce et de ses expériences sur le mot, qui ouvrirent pourtant la voie au lettrisme. Il s’étonne de l’opposition du Pape du surréalisme, concepteur de l’écriture automatique « au véritable automatisme qui est magique ! ».
Mais en concluant ses notes sur l’ouvrage Du surréalisme en ses œuvres vives, il remarque : « Toutefois, l’originalité (presque la seule) gardée par le surréalisme vis-à-vis de la magie traditionnelle, c’est de croire au grand pouvoir de l’amour. Tout est animé, l’homme ne jouit d’aucune supériorité sur les choses. On reprend le chemin de la Gnose. »
Le Siècle d’or espagnol est très présent avec en premier lieu Cervantès, qui fait dire à Don Quichotte : « C’est à présent que j’achève de connaître que tous les plaisirs de cette vie passent comme un songe. » Le chevalier à la triste figure et son fidèle Sancho Panca sont une source d’inspiration majeure pour Debord qui les utilisa autant dans ses écrits autobiographiques que dans ses analyses virulentes de la société spectaculaire marchande. Mais au-delà de l’Ingénieux Hidalgo de Cervantès, figurent en bonnes places Calderón, Quevedo et le moins connu Mateo Aleman, auteur du premier grand roman picaresque, Guzman de Alfarache « le livre le plus amer qu’on ait jamais écrit ».
Alliage des contraires
Vie de Rancé de Chateaubriand est abondamment cité, cette veine crépusculaire rejoignant le mémorialiste mélancolique qui sommeille dans le situationniste. « Le temps s’est écoulé, j’ai vu mourir Louis XVI et Bonaparte ; c’est une dérision que de vivre après cela. Que fais-je dans le monde ? ». « Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien ; mais avec les souvenirs ! Le cœur se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalité dans l’homme. » Contrairement aux temps actuels faits d’ornières mesquines et d’esprits de chapelles polarisés, Debord peut lier les contraires et s’intéresse à ce qui est différent de lui.
Ainsi, après l’auteur du Génie du christianisme, monarchiste légitimiste et catholique fervent, figure l’écrivain libertaire et anarchiste Ernest Coeurderoy et ses Jours d’exils de 1854 : « Le nom remplace l’homme, son cœur et sa vie, comme le capital remplace la chose, la terre, le travail et la valeur réelle. L’homme et la nature ont disparu devant la fiction. »
Après Thomas de Quincey vu et traduit par Baudelaire, l’auteur de Confessions d’un mangeur d’opium anglais revient dans de nombreuses citations et commentaires de Debord, qui semble aimer l’excentrique anglais : « Contrastes : bohème aimant la famille, opiomane moraliste et croyant. Partisan d’un ordre patriarcal, mais socialement généreux. Mais toutes les audaces pour tout ce qui touche sa subjectivité. […] La pitié pour la race humaine est le trait d’union de son affectivité et de son intellectualité. »
Toujours chez les Anglais, à tout seigneur tout honneur, c’est Shakespeare le plus abondamment cité, et comment pourrait-il en être autrement ? Un cortège prestigieux d’incontournable le suit, constitué d’Homère, Hölderlin, Novalis, Goethe, La Rochefoucauld, Lautréamont, Molière, Mérimée, Melville, Pascal, Edgar Poe, Pessoa, Joyce, Sax Rohmer et ses aventures de Fu Manchu, Stendhal, Jonathan Swift, Villiers de L’Isle-Adam, François Villon, Oscar Wilde. En invités inattendus surgissent les maîtres espions romanciers Graham Greene et John Le Carré et Christiane Rochefort.
Mais le plus étonnant dans ces fiches de lecture si éclectiques pour un révolutionnaire ayant Hegel et Marx pour horizon, s’avèrent les clairvoyants passages d’À la Recherche du temps perdu et de L’homme sans qualité. Que Marcel Proust et Robert Musil fussent lus avec tant d’attention, eux dont la société et l’esprit sont en apparence si éloignés de l’incandescence situationniste, démontre une fois encore la profondeur, la largesse et la générosité des investigations littéraires de Guy Debord qui lui ouvrirent les portes de son art poétique, qui aujourd’hui prend le pas sur ses écrits politiques.
Poésies etc. de Guy Debord, édition dirigée par Laurence Le Bras, Éditions L’Echappée, 586 p, 24 euros. Disponible en librairie et chez notre partenaire, Decitre.
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).