par Romaric Gergorin
Né en 1864, Richard Strauss baigne dès sa prime jeunesse dans une atmosphère musicale. Il est le fils du meilleur corniste de sa génération : son père, Frantz Strauss, fait partie de l’Orchestre Royal de Munich.
Alors qu’à la fin du XIX° siècle existe en Allemagne un conflit entre la musique pure incarnée par Brahms et la musique à programme représentée par Liszt, mais aussi Wagner et son art total, Gesamtkunstwerk, le jeune Richard est éloigné de l’influence de ces derniers par la personnalité conservatrice de son père, qui le dote en revanche une solide éducation musicale.
Des débuts précoces
Le jeune homme écrit ses premières œuvres à dix-huit ans et reçoit l’appui de Hans von Büllow, incontournable chef d’orchestre de l’époque. S’affranchissant de l’influence de son père, il intègre toute la richesse expressive de Liszt et Wagner, tout en essayant de trouver une voie qui lui soit propre.
En cela il est confronté aux défis de la plupart des compositeurs européens de la fin du XIX° et du début du XX° siècle : comment faire de la musique après Wagner qui ne soit pas wagnérienne ? Strauss commence par s’intéresser à l’anarchisme individualiste de Max Stirner, auteur de L’Unique et sa propriété.
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Il va aussi, comme Liszt et Wagner, faire de la musique à programme avec ses poèmes symphoniques transposant des narrations dans une forme musicale. Il y intègre les expérimentations de Berlioz, notamment ses alliages de timbres –il a lu le Traité de l’Orchestration du compositeur français dont il publiera une version révisée en 1909.
Don Juan, Macbeth, Till l’espiègle, Don Quichotte, Une vie de héros, sont autant de poèmes symphoniques de Strauss dont on apprécie le raffinement expressif plus que leurs postulats littéraires, qui ne sont que des amorces pour l’inspiration du jeune homme.
Adapté par ses soins d’une pièce d’Oscar Wilde, son opéra Salomé créé en décembre 1905 à Dresde est un succès de scandale. L’érotisme, les dissonances, l’entrechoquement des pulsions dans lesquels est traité cet épisode biblique sidèrent tout autant que les audaces orchestrales. Les jeunes loups de la modernité, Arnold Schoenberg, Alexander Van Zemlinsky, Alban Berg, sont sous le choc de cette œuvre qui va être reprise partout.
Avec son opéra suivant, libre adaptation d’Électre de Sophocle, Strauss entame une fructueuse collaboration avec le poète Hugo von Hofmannsthal avec qui il va écrire six opéras. Elektra fait culminer les extravagances sonores à la limite de l’atonalité en racontant la chute des Atrides dans une lecture viennoise qui n’ignore rien de la névrose freudienne.
Nostalgie d’un monde finissant
Strauss n’ira pas plus loin dans l’innovation et commence avec Le Chevalier à la Rose en 1911 sa série d’opéras nostalgiques d’une époque finissante, avec une mélancolie raffinée et une orchestration somptueuse compensant une très étrange dimension rétro.
Avide de succès et tenant à rester sur le devant de la scène, il se compromet durablement avec les Nazis… mais chercha aussi à protéger sa belle-fille et ses petits enfants juifs et fut forcé de démissionner des institutions musicales allemandes après qu’une lettre adressée à Stefan Zweig, dans laquelle il disait se moquer de sa germanité, fut interceptée par la Gestapo.
Revenu de tout, il écrit en 1945 les Métamorphoses, pièce funèbre pour instruments à cordes que lui inspire l’Allemagne ravagée. « En vérité, c’est à moi-même que j’ai survécu » confiera-t-il peu avant sa disparition à 85 ans en 1948.
L’œuvre mise en abyme d’une œuvre
Inspiré du Bourgeois gentilhomme, Ariane à Naxos fut d’abord en 1912 une adaptation de la pièce de Molière et du ballet de Lully, avec au troisième acte la représentation d’Ariane à Naxos. Devant l’insuccès de cet assemblage, Strauss et Hofmannsthal reconfigurèrent leur projet dans une veine postmoderne avant l’heure, pour créer en 1916 une seconde version d’Ariane à Naxos dans laquelle l’ajout d’un prologue crée une étonnante mise en abyme.
Dans celui-ci, l’homme le plus riche de Vienne a commandé un opéra, Ariane à Naxos. Dans son palais, les préparatifs vont bon train quand le compositeur apprend par le majordome que le maître des lieux a ordonné l’ajout d’une commedia dell’arte donnée par une troupe italienne.
Alors que les desideratas du commanditaire génèrent de la confusion chez les artistes, notamment entre Zerbinette, une actrice délurée et la prima donna, il fait savoir que l’opéra seria et le spectacle bouffon seront joués en même temps, pour que lui et ses invités puissent jouir d’un feu d’artifices prévu dans la même soirée.
Après ce prologue satirique non dénué d’effusions romantiques, la deuxième partie présente l’exécution de l’Ariane à Naxos voulu par son exigeant mécène, croisement des lamentations d’Ariane abandonnée par Thésée avec la mascarade de Zerbinette, Scaramouche, Arlequin, Truffaldin et Brighella. L’arrivé de Bacchus fera oublier à Ariane son chagrin, donnant raison à l’esprit volatil de Zerbinette qui fait l’éloge de la versatilité en amour.
Surenchère théâtrale
La mise en scène de Katie Mitchell recrée efficacement la demeure du riche commanditaire, orchestrant avec maestria le ballet des personnages dans le Prologue, qui tous s’agitent pour préparer le spectacle.
Mais en choisissant de garder le même dispositif pour la deuxième partie constituant l’opéra dans l’opéra, et donc d’opter pour une continuité entre la comédie et la tragédie, elle s’attelle essentiellement à souligner les artifices de la machinerie théâtrale qui sous-tendent tout opéra.
On voit ainsi le compositeur diriger l’opéra dans la deuxième partie et on entend même des commentaires des invités pendant la représentation. Cette absence de hiatus entre l’aspect trivial et la dimension sublime d’Ariane à Naxos n’est pas sans efficacité, mais on restera plus circonspect sur le choix de présenter Ariane enceinte puis accouchant sur scène, moment ayant peu de connexions avec l’héroïsme stylisé et l’hellénisme de fantaisie d’Hofmannsthal et Strauss.
Les partis-pris de Katie Mitchell, très orientés sur le texte, surprennent parfois, allant jusqu’à faire ajouter des dialogues additionnels de Martin Crimp, ce qui interpelle, Hofmannsthal étant un des plus grands écrivains de son temps et Ariane à Naxos le livret dans lequel il s’est le plus investi.
Hormis ces points litigieux –mais toute vraie mise en scène audacieuse en contient– le spectacle donné au Théâtre des Champs-Élysées convainc par sa sophistication et son réalisme proliférant. La direction de Jérémie Rhorer, à la tête de l’Orchestre de Chambre de Paris, emporte l’adhésion en faisant bien ressortir les scintillants entrelacements orchestraux de Strauss.
Dans la distribution brillante, on retiendra en particulier le compositeur bien campé par Kate Lindsey avec un timbre menu mais charmant, la voix puissante d’Olga Pudova en Zerbinette, Camilla Nylund en Ariane de bonne facture.
Au questionnement incessant que Strauss joua à se poser toute sa vie pour savoir qui prime entre la parole et la musique, alors qu’il sembla répondre prima la musica dopo le parole (d’abord la musique puis les paroles), cette production d’Ariane à Naxos joue à inverser ce rapport et à faire primer le texte, osant imposer à l’opéra, une fois n’est pas coutume, une victoire théâtrale des mots sur les notes.
Ariane à Naxos de Richard Strauss, direction musicale Jérémie Rhorer, mise en scène de Katie Mitchell, jusqu’au 30 mars 2019 au Théâtre des Champs Elysées.
Prochain opéra mis en scène au TCE : Iphigénie en Tauride de Gluck, du 22 au 30 juin 2019, direction musicale Thomas Hengelbrock, mise-en-scène Robert Carsen.
L’auteur
Romaric Gergorin est critique (art, littérature, musique) et essayiste.
Dernier ouvrage paru : Erik Satie (éditions Actes Sud).