S’il est un livre à lire ou relire alors que s’ouvre l’incertaine année 2021, c’est La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, paru aux éditions de La Volte en 2004. Ce grand récit polyphonique imagine une planète habitée par un terrible vent, un vent sans fin, un vent à toute force, qui la balaye en permanence. Toute la vie en est marquée : les êtres qui l’habitent, semblables à nous en tout point, ont pourtant évolué, techniquement et culturellement, dans une autre direction, sous l’influence de cet invincible et permanente tempête, privilégiant le mouvement, l’incertitude, le devenir, à toute autre forme de construction ou de technologie.
Régulièrement s’y constitue une « horde », formée de vingt-trois hommes et femmes aux spécialités complémentaires, l’élite d’une génération dans leur domaine, avec une mission simple : remonter à contrevent vers la source de cet ennemi et ami invisible, ce dieu incarné, pour en découvrir l’origine, l’explication. Le livre nous fait suivre le périple de la trente-quatrième Horde du Contrevent. Il est écrit à la première personne : chaque personnage, à chaque paragraphe, prend la parole pour nous raconter, à sa manière propre, comment il ou elle vit telle étape, tel moment, telle nuit, telle journée.
Face à ce qui vient
La Horde du Contrevent est un livre merveilleux. Un régal absolu de style, renforcé par la mise en œuvre des multiples voix et personnalités qui forment cet équipage solidaire, un livre qui ouvre, déverrouille, radicalement et durablement l’imaginaire, une mise en forme, discrète et indolore, des philosophies fondamentales de l’après-guerre, une roman d’aventure épique avec du suspense, avec des personnages de chair, de contrastes et de sang, dont on ressent à chaque page la cruelle épreuve, l’absurde destin.
Dans La Horde…, on s’accroche avec elles et eux. On souffre en chœur et tout à coup, là, après quatre, cinq pages, à simplement les voir s’accrocher dans la bourrasque, on pousse un cri de triomphe parce que là, oui, sous nos yeux, le groupe a réussi à progresser… d’un pas.
C’est la première raison de lire ou relire La Horde du Contrevent. Pour tenir face aux mois qui viennent, rien de tel qu’un bouquin (bien épais, en plus), qui vous envoie au sixième ciel par son ingéniosité, son originalité et son écriture, et dont la symbolique, les images, les sensations, sont infiniment cathartiques et font naître ou renaître espoir, courage, solidarité, sagesse et l’envie folle de vivre.
La seconde raison de le lire ou relire, c’est qu’une fois refermé cet ouvrage, on peut désormais pousser plus loin. Que signifient ces références, en introduction, aux travaux de Deleuze et Guattari ? L’auteur est-il à prendre au sérieux ? Peut-on imaginer une autre vie, une autre société, une autre pensée, pour de bon, reposant sur le mouvement, la souplesse résolue, le devenir, l’impermanence permanente ? Comment abandonner nos anciens systèmes de pensée pour accepter, embrasser, un mode d’être enfin, au fond, tenable ?
Quelqu’un s’est collé sérieusement à ces questions. Il s’appelle Antoine St. Epondyle. Ce jeune homme passionné de science-fiction, de politique, d’imaginaire et de nouvelles technologies, dont le blog, Comos Orbüs, constitue l’une de nos lectures les plus régulières, a écrit et publié aux éditions Goater le livre que l’on n’osait plus espérer sur La Horde… : une authentique analyse littéraire et philosophique qui prend son sujet au sérieux, cherche à mieux le comprendre et le faire comprendre, en analyse la forme, en dissèque le fond, en tire une investigation serrée qui permet d’aller plus loin, de ne plus seulement laisser les sensations sans égales laissées par le roman nous travailler, une fois achevée sa lecture, mais leur donne plus de corps, ces étincelles de compréhension qui inscrivent, encore un peu plus durablement en nous (c’était donc possible), les enseignements et les horizons de l’un des plus grands livres de tous les temps.
Nous avons donc voulu interviewer Antoine St. Epondyle pour comprendre ses obsessions, sa méthode, son travail et vous donner envie, certes de lire ou relire La Horde… afin de mieux vous préparer au vent qui vient, l’affronter les deux pieds dans le sol, mais aussi de découvrir L’Étoffe dont sont tissés les vents et, ainsi, ne pas lâcher notre chère et invincible horde à laquelle en réalité, que nous le voulions ou non, nous appartenons.
Écoutons donc Antoine St. Epondyle et un peu de sagesse dans ce monde changeant.
Un livre pour comprendre la Horde
PostAp Mag. Racontez-nous comment vous avez découvert La Horde du Contrevent.
Antoine St. Epondyle. Mon premier contact avec l’œuvre d’Alain Damasio fut La Zone du Dehors. Je le précise parce qu’à l’époque, en 2015, je m’étais dirigé vers ce premier tome en guise de préparation à La Horde. Le roman était déjà culte depuis longtemps et je voulais l’approcher en douceur, commencer par le début.
La Zone fut un véritable choc. Politique, fictionnel, poétique. Même si je suis plus critique aujourd’hui sur de nombreux de ses aspects (Damasio l’est aussi d’ailleurs, il s’en est largement expliqué dans un texte intitulé La Zone du Dedans, réflexion sur une société sans air publié chez La Volte dans Le Dehors de Toutes Choses). Il n’empêche, ce roman contribua à me faire entrer de plain-pied dans la SF française contemporaine. Un domaine qui structure aujourd’hui une grosse partie de mon travail d’analyse littéraire, sur mon site et dans mes différents travaux.
PAM. Tant qu’on en parle, d’autres conseils de lecture en SF française ? Contemporaine notamment ?
A. S. E. Parmi les œuvres incontournables de la SF française d’aujourd’hui, je recommande très chaudement tout l’œuvre de Catherine Dufour (pour l’énergie punk et parce qu’elle saisit très bien l’air du temps, en joue avec un humour grinçant et une écriture poétique incroyable) et Sabrina Calvo (pour la mythologie cyberpunk tissée dans le quotidien et les visions hallucinées de futurs alternatifs). En BD, il faut aussi absolument lire Mathieu Bablet, qui s’impose de plus en plus comme l’un des plus grands auteurs d’aujourd’hui avec des récits très sensibles et radicaux de très grande beauté. Commencer par Shangri-La puis Carbone et Silicium, deux chefs-d’œuvre durs et sublimes.
PAM. C’est noté. Reprenons.
A S. E. Après La Zone donc, j’ai tourné pendant quelques mois autour de La Horde, avant de m’y attaquer enfin. Plus poétique et onirique, le roman m’a fait moins l’effet d’une bombe que le précédent… parce que je connaissais désormais la plume si particulière de Damasio. Je l’ai lu, apprécié, refermé. J’avais terminé l’écriture de mon premier livre en 2015 — un petit essai sur le genre cyberpunk — et peu à peu l’idée a fait son chemin d’écrire sur La Horde du Contrevent.
C’est au cours des quatre ans passés à tisser L’étoffe dont sont tissés les vents que j’ai réellement pris la mesure de La Horde. La maestria du bouquin s’est infusée dans mon esprit à mesure que j’en étudiais le moindre recoin ; aujourd’hui je le considère comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre que j’ai pu lire. Sa maîtrise du récit, de la langue et de l’articulation philosophique est inégalée.
PAM. Pareil ici. Pourquoi ce parti-pris d’une étude purement littéraire, on pourrait presque dire « à l’ancienne » ? On se dit que vous avez voulu donner des lettres de noblesse à ce livre. La SF en a-t-elle encore besoin, du point de vue des intellectuels et universitaires ?
A. S. E. La Horde n’a jamais eu besoin de moi pour obtenir ses lettres de noblesse. Couronnée du Grand Prix de l’Imaginaire en 2004, elle fait partie de ces œuvres à la réception presque unanime. Il y a des fans, et pas qu’un peu. Je dis souvent que j’ai été surpris, au long de mon travail sur ce roman, par le nombre de personnes tatouées de motifs issus de La Horde…, et du travail d’Alain en général. Ça témoigne du fait que c’est une œuvre que beaucoup de gens ont littéralement dans la peau, qu’ils souhaitent la porter en eux et sur eux, qu’ils la prennent personnellement. Je comprends ça.
La parution de mon analyse est arrivé quinze ans après l’écriture de La Horde…. Le timing était plutôt bon, puisque mon livre est sorti la même année que Les Furtifs, le dernier roman de l’auteur. Mais c’est un hasard, j’ai simplement pris le temps qu’il me fallait pour dépasser le bouleversement qu’un tel livre avait provoqué chez moi, pour détricoter l’énergie qui me paraissait codée à l’intérieur des pages et qu’elles semblaient véhiculer. Je ne savais pas que la littérature pouvait agir si fort.
Je ne suis pas universitaire. Je ne connaissais rien à Nietzsche, Spinoza, Sloterdijk et Deleuze (les auteurs sur lesquels est basé le monde et l’histoire du roman tout entier) avant de commencer ce travail d’analyse. Et c’est pour ça qu’il m’a demandé plusieurs années, en parallèle d’un boulot à plein temps.
Mener cette quête fascinante et auto-imposée a été une épreuve formidable, pas toujours facile comme en témoigne mon journal d’écriture, mais hautement enrichissante sur le plan intellectuel. C’est l’avantage d’étudier une fiction explicitement philosophique. Je n’aime vulgariser qu’à partir du moment où cela participe à ma propre formation, où j’apprends des choses moi-même. Je vulgarise avec passion parce que je vulgarise d’abord pour moi-même.
La Horde… offrait un terrain de jeu et d’analyse parfait. Un terreau foisonnant, incroyablement dense. Une œuvre fondamentale, philosophique, qui a marqué son temps et de nombreuses personnes, et sur laquelle manquait une analyse complète. Elle n’avait pas été déjà ratissée de long en large comme ont pu l’être d’autres livres ou films majeurs. C’était le candidat idéal pour y dédier humblement mes efforts. Et sans doute qu’il y aurait de la place pour l’étudier encore plus en détails ou sous d’autres angles dans les années à venir. Il y a des thèses sur Damasio qui s’écrivent en ce moment.
Leçon de vie pour la vie
PAM. Pourquoi faut-il lire La Horde… ?
A. S. E. La Horde… est l’un des plus grands chefs-d’œuvre que je connaisse. C’est un bouquin qui peut changer la vie de quelqu’un qui le rencontre au bon moment. Ça a été mon cas.
Personnellement, La Horde… m’a été une leçon sur le sens de la vie ; avec un ensemble de réponses proposées aux questions essentielles qui me hantent : À quoi bon vivre ? Pour quoi faire ? Pour aller où ? C’est un livre qui ne s’arrête pas à l’énoncé de la question mais propose des réponses incroyablement détaillées, puissantes — en les puisant dans la philosophie. C’est incroyablement « inspirant » comme on dit sur LinkedIn.
PAM. Il semble que La Horde… soit comme la mise en image de concepts philosophiques. Est-ce votre lecture ? Quels sont ces concepts ? Comment s’y prend l’auteur pour les « faire passer » ?
A. S. E. Damasio a conçu le livre, comme ses autres romans d’ailleurs, comme une mise en récit plus qu’en images (la dimension visuelle y est secondaire), de concepts philosophiques. Le livre est pensé, architecturé autour de concepts centraux, qu’il articule et incarne pour donner vie à son univers, ses personnages et aux épreuves qu’ils traversent. Rien n’y est jamais gratuit, tout est signifiant et interconnecté au reste, jusqu’au vertige.
Quels sont ces concepts ? Comment l’auteur s’y prend ? Eh bien… C’est un peu l’enjeu de mon livre [Sourire] !
PAM. Est-il possible de mener une vie, dans notre monde, répondant au précepte : « Ne soyez rien, devenez sans cesse » ?
A. S. E. J’écris ces lignes à l’heure de la pandémie mondiale, alors que l’incertitude est le maître mot et que toute la population (certain.e.s plus que d’autres) est exténuée, physiquement, moralement, par les confinements successifs.
Indéniablement le monde semble s’être remis en mouvement, radicalement, brutalement, et ses soubresauts atteignent désormais nos îlots occidentaux que l’on croyait préservés. Dans ce contexte, « devenir sans cesse » pourrait sonner comme un appel à la résilience, à la réinvention de nos vies dans un monde qui change vite et radicalement.
Mais ce n’est pas tout à fait le message de La Horde…, qui enjoint plutôt à puiser dans ses forces intérieures pour inventer un lien au monde différent. Faire corps avec le vent, c’est faire corps avec le monde entier et découvrir que l’on en partage les propriétés ontologiques. Découvrir que nous sommes, littéralement, « faits de l’étoffe dont sont tissés les vents », dont est aussi issu le monde. On pourrait considérer cette idée comme une préfiguration des Furtifs, où le lien au vivant réinventé permet de déjouer la société de surveillance, et ses pulsions de contrôle mortifères.
Plus concrètement, le « devenir sans cesse » est aussi un précepte de mobilité intérieure et personnelle. Dans un monde où l’identité occupe une place centrale, c’est aussi un appel à plus de fluidité dans nos définitions de nous-mêmes.
PAM. Seriez-vous prêt à partir sur une terre vierge pour construire une société ou cela serait possible ?
A. S. E. Plutôt pas. C’est un fantasme que beaucoup semblent partager, mais au-delà de l’expérience de pensée théorique, je suis trop issu et dépendant de mon monde pour vouloir le quitter et repartir de quelque-chose de neuf ex-nihilo. Tout ce que je sais de la vie, tou(s)t ce(ux) que j’aime, mes passions dévorantes et mes quelques convictions viennent directement du monde, et de ma façon de le percevoir. Malgré les difficultés, les craintes, je ne renonce pas à l’envie de voir tout ça va évoluer : comment allons-nous vivre nos vies, collectivement ? Je préfère construire des choses dans ce monde-ci, tisser des trucs ensemble, pour leur donner du sens et se battre pour ce qui nous semble important. Évoluer collectivement, en somme. Même si ça veut dire vieillir et voir vieillir.
Arrivera demain
PAM. Quelles sont vos actualités, et vos projets ?
A. S. E. J’ai de nombreux projets, pas forcément aussi solos que l’écriture d’un bouquin en solitaire pendant plusieurs années. Au-delà de Cosmo Orbüs, mon blog et vaisseau amiral expérimental, je participe à plusieurs projets collectifs comme Le Mouton Numérique, l’asso technocritique où nous tâchons d’alimenter la réflexion sur la technologie, et le studio de jeux de rôle Agate. Avec ces derniers j’ai notamment l’immense plaisir de contribuer à l’écriture de Vermine 2047, qui devrait bien résonner avec vos thématiques post-apo ; ainsi que de Dragons, un univers original pour la cinquième édition de Donjons & Dragons. D’autres projets sont dans les cartons, bien sûr.
Pour le reste mille projets sont en gestation, mais c’est encore un peu tôt pour en parler. [Sourire].
PAM. Et enfin, qui êtes-vous, au fond, Antoine ?
A. S. E. Qui ? « Qui » n’est autre que la forme qui résulte de la fonction de « Qu’est-ce-que » et ce que je suis, c’est un homme sous un masque.
PAM. Ah ah, vous ne vous en tirerez pas comme ça ! Tentons autrement : quel est le premier roman (ou essai, ou film, ou série, ou jeu, ou musique, ou autre) qui vous a marqué et fait comprendre qu’il y avait quelque chose à creuser, par là… ?
A. S. E. J’ai toujours été passionné par les arts dits « mineurs ». BD, jeux vidéo, séries, science-fiction, jeux de rôle… qui sont encore souvent réduits au rang de simples divertissements pour adulescents immatures, ou en tous cas de loisirs anodins, sans conséquence.
Ces productions sont pourtant structurantes dans la manière dont nous nous construisons, dont nous voyons et comprenons le monde. Star Wars, Dracula ou Donjons & Dragons m’ont infiniment plus forgé que n’importe quel cours de collège, ou que la culture « classique ». Et je ne suis pas le seul.
A l’heure où de nouvelles cultures émergent, fleurissent et parfois déchantent sur Twitch, YouTube et consorts, où des millions de gens partagent et se construisent dans un bain multinational connecté, irrigué des enjeux et des rapports de force de l’époque, il me semble plus passionnant que jamais de s’y plonger à fond pour comprendre ces œuvres et comment elles agissent sur le réel que nous partageons. C’est ce que je reproche aux chantres de l’Art et de la Culture – au sens élitiste du terme – que de ne pas suffisamment percevoir à quel point les cultures populaires sont LA culture d’aujourd’hui, et à quel point elles sont riches, foisonnantes, et à quel point elles doivent à la fois être encouragées, interrogées, analysées, déconstruites ou muséifiées.
Heureusement, les choses changent petit à petit à ce niveau. Une chaîne comme Arte l’a très bien compris en donnant la voix à des gens comme Rafik Djoumi par exemple. Les générations changent peu à peu, les cadres culturels et le monde avec elles.
Lisez et procurez-vous L’Étoffe dont sont tissés les vents en ligne, à cette adresse, et suivez les travail d’Antoine St. Epondyle sur son blog, Cosmo Orbüs.